TY SEGALL - MANIPULATOR (2014)

La relève ?
Ty Segall, la tarte à la crème de la critique rock, tendance « c’était bien mieux avant ». L’Espoir majuscule de ceux pour qui toute forme de musique qui vaille d’être écoutée est parue avant 1980. Cela commence à faire quelques années que son nom circule, et que les éloges pleuvent sur son œuvre. Alors que ce jeune gars de vingt sept ans (gaffe, mec, c’est l’âge fatidique pour rentrer dans la légende les deux pieds en avant) a un parcours pour le moins déroutant.
Brian Eno période Roxy Music ? non, Ty Segall
Des disques en veux-tu en voilà qui partent dans tous les sens, des projets parallèles innombrables. Avec comme terrain de jeux la scène indie-garage-machin de San Francisco qui gravite autour de la figure tutélaire de John Dwyer, le leader des (entre mille autres) excellents Thee Oh Sees. Aux dires de ceux qui suivent Segall dans ses pérégrinations ininterrompues, y’a chez lui de la qualité qui a besoin d’être canalisée. On passe du folk introspectif au rock heavy psychédélique tendance Blue Cheer (un de ses derniers projets, le « groupe » Fuzz, tous larsens et comme son nom l’indique pédales fuzz en avant, dans lequel Sygall est batteur, alors que d’ordinaire il chante et joue de la guitare). Et comme il est sur de petits labels et semble peu préoccupé par tout ce qui touche à la « gestion » de sa carrière, le bonhomme semblait se confiner à une célébrité ne dépassant pas le bouche à oreille entre « initiés » et s’en contenter.
Il semblerait que Segall ait avec ce « Manipulator » décidé de passer la vitesse supérieure. Sans toutefois se vendre au music business. Le disque paraît sur le label de Chicago Drag City, étiqueté « indie-rock expérimental », et il m’étonnerait fort que l’objectif marchand soit de rivaliser avec Rihanna ou Kanye West. Ceci posé, « Manipulator » est un disque ambitieux, qui entend reprendre les choses là où les grands dinosaures des seventies les avaient laissées. A savoir qu’à cette époque, pour passer un palier supplémentaire et définitivement assoir sa légende, le truc à faire c’était le double album. Des Who aux Stones en passant par Led Zep, c’était l’exercice obligé. On fera pas à Segall l’injure de le comparer à ceux-là (même si les doubles des Who, qu’ils soient des 70’s ou pas, on peut pas dire que … bon, vous avez compris), et lui-même, qui me semble pas trop con, ne s’y hasarde pas. Mais y’a de çà, comme des airs de « Physical graffiti », difficile d’esquiver la comparaison … même s’il serait vain d’essayer de trouver dans « Manipulator » quelque chose qui s’apparente à « Kashmir », « Custard pie » ou « Houses of the holy ».
Kurt Cobain unplugged ? Non, Ty Segall
Même si « Manipulator » est un disque à guitares. Mais aussi, et c’est chose assez rare pour être souligné, à chansons. Si, si … des titres courts, nerveux, mais « construits », avec des couplets, des refrains, des ponts, des solos, des gimmicks décoratifs, et ingrédient indispensable, des mélodies mémorisables sinon mémorables. Parce que des murs de feedback, les quatre premiers cons venus avec les cheveux dans les yeux sont capables de faire (voir tous les grungeux des 90’s et leurs descendants). Mais aligner 17 titres et faire en sorte qu’on commence pas à bâiller à partir du quatrième, c’est peu commun par les temps qui courent et Segall y parvient. Je sais pas si son disque sera cité comme un de ceux qui ont compté dans le rock (enfin si, je me doute un peu qu’il sera moins célébré dans les siècles qui viennent que – au hasard – le « Double Blanc »), mais là le Segall a sorti un truc comme il en sortira pas des quantités dans l’année.

Il y a dans « Manipulator » des choses variées sans que ça sonne auberge espagnole sonore. Parce qu’il y a une unité de son d’abord (une ambiance rétro-seventies de bon goût), parce que délibérément, c’est la guitare au cœur de tous les titres (lucidement, le garçon n’entend pas se livrer à une imitation forcément risible de Page ou Hendrix). Et ensuite, comme un Lenny Kravitz qui aurait oublié d’être neuneu, c’est plein de clin d’œil, d’hommages plus ou moins distanciés aux « grands anciens », sans jamais sombrer dans la copie, la redite ou le mimétisme … Segall a fait un travail de fourmi (hein, que vous l’attendiez, celle-là, bon c’est fait), évoquant T.Rex (« The man skinny lady », The clock »), le krautrock (« The connection man »), les vieux dinosaures boogie (« The faker »), les Who de Tommy repris par Black Sabbath (« The feels »), le rock (folk ou pas) barbouillé de psychédélisme comme il en pleuvait dru il y a quarante cinq ans, tout le circus heavy hardos de la même période (avec même l’obligatoire solo de batterie, ici pour rire, du moins on l’espère, sur « Feel ») …
Seule concession à l’air du temps (enfin, l’air d’il y a dix-quinze ans), la batterie très hip-hop style de « Mister Main », et seule concession à ceux qui voudraient que pareil phénomène vende des disques, le très middle of the road « Stick around » qui conclue le skeud.
Mention particulière et félicitations du jury pour « Manipulator » le titre, qui en trois minutes fait alterner vieux synthés (ceux de « Who’s next » ?), guitares carillonantes à la U2 – Alarm – Big Country, solo tout en saturation et mélodie étrange. Un truc qui pourrait faire un single totalement zarbi à la « When doves cry » de Prince (1984, ce qui ne rajeunit personne, et surtout pas moi). Mention aussi pour « The hand » qui sur un seul titre fait défiler tous les plans qui ont fait la gloire et la fortune de Led Zep (l’atmosphère celtique, les riffs hardos et le passage acoustique).

« Manipulator », c’est le disque parfait fait par un jeune pour des vieux …