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TOM TYKWER - COURS LOLA COURS (1998)

Fast & furious ?
« Cours Lola cours » aurait pu être le film de la génération X. Il est arrivé un peu tard (fin 1998), et de toutes façons après « Trainspotting ». N’empêche, il n’en reste pas moins un des films les plus novateurs de la décennie pré-motion capture.
Le maître d’œuvre du projet « Cours Lola cours », c’est Tom Tykwer. Touche à tout du cinéma indépendant allemand (il est crédité au générique de scénariste, réalisateur, producteur et compositeur de la BO, rien que ça …), il n’avait réalisé qu’une paire de films que personne avait vus. Et là, tout à coup, il va sortir un truc totalement hors normes, avec une mise en scène ultra speedée et un scénario totalement délirant.
Tom Tykwer
A la base, un couple de jeunes, Manni et Lola. Lui vivote et commence à s’engluer dans des trafics chelous, elle s’emmerde chez papa-maman dans un milieu bourgeois (une mère au foyer délaissée qui cherche le frisson amoureux dans l’horoscope, et un père directeur de banque qui se tape la sous-directrice et envisage très sérieusement le divorce). Après une première séquence euh … métaphysique ponctuée de mouvements délirants de caméra, les ressorts de l’intrigue se mettent en place. Un piqué vertigineux de caméra qui entre dans la maison de Lola pour finir sur un gros plan de téléphone qui sonne. A l’autre bout du fil, Manni. Mal barré. Un très gros paquet de pognon venant d’un trafic de bagnoles, qu’il doit remettre à un caïd qui rigole pas. Problème, il a connement perdu le pognon dans une rame de métro, et n’a plus que vingt minutes pour remettre le fric. Sinon il se fera buter. Lola ne sait pas quoi faire, mais veut à tout prix sauver son mec. Elle part au sprint le rejoindre, espérant trouver en route le bon plan qui va sauver son chéri.
Bon, ce genre de scénar, on l’a vu des milliards de fois. Sauf qu’ici il n’y a pas un film, mais trois. A partir du moment où Lola dévale les escaliers de sa baraque, un petit détail va survenir qui va perturber sa course folle. Et cette seconde gagnée ou perdue au démarrage va provoquer des réactions en chaîne, ses choix à elle, à Manni, vont être différents. Et au bout des vingt fatidiques minutes, l’issue aussi sera totalement différente… les trois séquences de vingt minutes sont quasiment filmées en temps réel, et les lumières se rallument dans la salle au bout d’une heure et quart. Autant dire que ça déménage à l’écran …
Lola & Manni
D’abord parce qu’il y a des « personnages », des gueules. La mignonne et plutôt glamour Franka Potente campe une Lola à cheveux rouges et Doc Martens, passant entre deux courses folles d’un calme olympien au milieu de situations qui partent en quenouille, à des montées d’adrénaline hurlantes (comme un autre héros de film allemand, Oskar, celui du « Tambour », et certainement pas par hasard, quand Lola s’énerve grave, elle crie dans les aigus jusqu’à casser les verres), et cette actrice pratiquement inconnue crève l’écran (et ne laissera pas insensible son réalisateur puisqu’ils formeront un couple à la ville). L’autre figure majeure du casting, c’est Manni (Moritz Bleibtreu), un peu paumé, qui fonce d’abord et réfléchit après, mais qui partage avec Lola une furieuse envie de se sortir de ce sac de nœuds dans lequel il s’est enlisé. Les seconds rôles forcent sur l’aspect caricatural de leur personnage et le rendent immédiatement mémorisable dans les différents scénarios qui s’enchaînent.
Techniquement, il n’y a rien de révolutionnaire, qui n’ait déjà été vu dans un film. Par contre, rarement les images collent aussi bien à l’histoire. Les sprints de Lola rythment la structure filmique. Et la tarte à la crème utilisée à toutes les sauces et plutôt à tort et à travers depuis vingt ans, à savoir le montage façon vidéo-clip épileptique, prend ici toute sa mesure et tombe sous l’évidence. D’autant plus que la musique (Tykwer aux machines et Potente pour quelques parties chantées) repose sur une techno survitaminée (genre Prodigy meets Chemical Brothers) qui renforce encore un peu plus l’aspect oppressant de ces courses contre la montre. Autre bonne idée de Tykwer, celle d’inclure à chaque « épisode » une séance d’animation représentant Lola descendant quatre à quatre les étages de sa maison. Certes pas une nouveauté dans un film « conventionnel », mais là aussi, cet intermède animé s’intègre parfaitement dans le rythme du scénario. Et puis, tant qu’à montrer trois déroulements d’histoire différents, Tykwer en faisant se succéder des polaroids à un rythme échevelé, nous évoque de façon tout juste perceptible à l’œil les destins différents des gens croisés par les protagonistes principaux.
Natural Born Killers ?
Et comme si ça ne suffisait pas dans ce crépitement d’images en mode rafale, Tykwer glisse des hommages au « A bout de souffle » (c’est tellement évident que personne ne semble s’en être aperçu). Le final du film de Godard est quasiment plagié dans une des fins de « Cours Lola cours », et entre les « épisodes », Manni et Lola discutent dans un lit de questions philosophiques, métaphysiques et existentielles just like Bebel et Jean Seberg dans la chambre de l’Hôtel de Suède. Sans compter évidemment tous les clichés et tics de réalisation pompés aux films d’action et aux polars de tout temps (ces gros plans récurrents sur le flingue de Manni qui dépasse de sa poche arrière quand il va braquer le supermarché, ou sur la boule d’ivoire dans le casino, le genre d’effets de caméra faciles qu’on a vu mille fois mais qui marchent toujours).

C’est bien simple, « Cours Lola cours » c’est aussi bon et évident qu’un titre de Chuck Berry … « Run Rudolph run » au hasard, évidemment…


ROBERTO ROSSELLINI - ROME VILLE OUVERTE (1945)

Sortie des ténèbres ...
« Rome ville ouverte » est un film qui compte. Pas seulement pour le cinéma italien, mais pour le cinéma tout court. Un de ces vieux films, qui de quelque côté qu’on l’envisage, est un classique, un incontournable.
Mais pour le septième art italien, « Rome … » est une pierre angulaire. Un des trois films (avec « Ossessione » de Visconti, relecture version glauque et sordide du « Facteur sonne toujours deux fois », et « Le voleur de bicyclette » de De Sica) qui tirent un trait sur un cinéma à la botte du régime mussolinien et le font entrer dans l’ère moderne, sinon son âge d’or qui durera jusque vers la fin des années 60 … Une période, liée à une certaine forme de cinéma-vérité proche du documentaire, que les livres d’Histoire retiendront sous le terme de néo-réalisme …
Roberto Rossellini
Rossellini revient de loin. On l’a beaucoup vu avec le fils de Mussolini, et ses premiers films étaient des commandes pour le régime fasciste. Collaboration volontaire ou forcée ? Les avis (très partagés) iront bon train et Rossellini ne se montrera jamais vraiment loquace et explicatif sur cette période. Toujours est-il que c’est durant les années fascistes qu’il s’est formé et aguerri dans la réalisation.
Dès 1943 et la destitution de Mussolini, Rossellini ébauche le projet de « Rome … ». Dans un pays vaincu, ruiné, dévasté et humilié militairement malgré le baroud acharné des nazis qui tiennent les grandes villes dont Rome, la préoccupation première ne va pas au cinéma. Rossellini devra faire avec des moyens de fortune, récupérant de la pellicule à droite à gauche, tournant souvent à la sauvette à la tombée de la nuit, jonglant avec les fréquentes coupures d’électricité, se contentant d’un casting au rabais … Mais il va aller à l’essentiel, souffler sur les braises encore chaudes d’une période terrible pour le peuple italien en situant son histoire au début 1944 (une allusion faite sur la bataille de Cassino, qui a « ouvert » Rome et l’Italie aux Alliés, permet de situer l’époque des faits) parmi le petit peuple romain. Les héros de « Rome … » sont des anonymes, ceux qui se battent contre le fascisme et le nazisme, ceux qui les aident, ceux qui les traquent, ceux qui profitent de cette période ou en subissent toutes les turpitudes.
La mort de Pina (Anna Magnani)
« Rome ville ouverte » est un drame grandiose. Qui contient la trame de dizaines d’autres. On est toujours un peu stupéfait de voir toutes les intrigues, grandes ou petites, mesquines ou héroïques, qui s’entrecroisent. Alors que l’on a affaire à un film low budget. Il est facile des décennies après de dire que ouais, y’a Fellini crédité au scénario, mais c’est sa première apparition dans un générique, on est encore très très loin des œuvres baroques qui en feront un des cinéastes les plus importants du siècle. De même, la présence dans un rôle essentiel de « Rome … » d’Anna Magnani n’est pas a priori un gage de succès, c’est une inconnue malgré ses presque deux décennies de tournage. En fait la seule (demi) star du générique, c’est Aldo Fabrizi, acteur comique connu, qui joue ici le rôle le plus tragique, celui d’un curé romain entré dans la Résistance.
Aldo Fabrizi
L’histoire de base, c’est celle de la quête et de la traque par les SS dans une Rome qui commence à sentir souffler le vent de la liberté d’un ingénieur communiste, chef d’un réseau de Résistants. Tout ça au milieu du petit peuple romain en butte aux rationnements alimentaires, pris entre deux feux dans des guérillas urbaines qui commencent à s’intensifier, mais qui sent que le vent de l’Histoire tourne et prend souvent des risques pour lutter contre l’occupant nazi. Anna Magnani incarne une de ces sans-grades, qui un peu par hasard, va prendre tous les risques pour planquer l’ingénieur recherché. Elle le payera de sa vie, au cours d’une scène d’anthologie où elle meurt, abattue d’une balle dans le dos lors d’une rafle des SS.
Comme dans tout drame, il y a quelqu’un qui tire les ficelles. Le machiavélique salaud intégral est ici l’officier supérieur nazi. Joué par l’inconnu (et qui le restera) Harry Feist. Ce type qui joue au chat et à la souris avec les protoganistes et leur entourage, qu’on me dise pas que le colonel Landa (Christoph Waltz) de « Inglorious Basterds » de Tarantino n’en est pas directement inspiré, je le croirais pas. Cet autour de cet être froid et calculateur que Rossellini ouvre des pistes et des suggestions inédites et inattendues qui font toute la richesse du film. C’est à travers cet officier que l’on entrevoit un monde de starlettes de café-théâtre prêtes à tout pour bien vivre en temps de guerre et de misère. Fallait quand même être gonflé dans l’Italie de 1945 pour suggérer de façon sans équivoque toute une faune interlope en quête de drogues, de produits et fringues de luxe, de parties fines, sur fond d’homosexualité féminine.
Harry Feist à la manoeuvre ...
Dans « Rome … », Rossellini est partisan. Il n’y a pas d’ambigüité. Les héros sont du « bon côté », meurent pour leurs idéaux, n’hésitent jamais dans leurs choix (le prêtre ne tergiverse pas entre liberté et religion), ne parlent pas sous la torture, n’hésitent pas à crever comme des chiens (l’exécution du prêtre, dans une scène finale qui prend aux tripes) pourvu qu’ils ne trahissent pas leur cause, leur besoin de liberté après deux décennies de chape de plomb fasciste.
« Rome ville ouverte » est un immense film, une épopée héroïque et réaliste, où l’on découvre à chaque visionnage des aspects, des détails nouveaux …

Tiens, un de ces détails et grain à moudre pour les psychanalistes, cartomanciens et autres numérologues du dimanche : l’officier nazi s’appelle Bergmann …


RICHARD ATTENBOROUGH - GANDHI (1982)

Peace & love ...
« Gandhi » c’est le film d’une vie. Celle du petit Indien moustachu qui a conduit à travers un parcours humain et politique hors norme son peuple et son pays à l’Indépendance. Mais aussi celle de Richard Attenborough qui a tourné un des meilleurs biopics de tous les temps …
Au début des années 30, Attenborough a une dizaine d’années. Son père l’emmène au cinéma. Dans les courts-métrages d’actualité, un reportage sur un voyage en Angleterre de Gandhi. Ce petit mec en pagne dans les frimas britanniques provoque l’hilarité de la salle. Attenborough n’en croit pas ses yeux et encore moins ses oreilles quand son père lui souffle que cet homme dont le bon peuple se moque est des plus grands de l’humanité. Le petit garçon est fasciné à vie par cet étrange personnage. Trente ans plus tard, Attenborough est devenu un bon acteur de second plan, se rend compte qu’il ne sera jamais David Niven ou Peter Sellers, passe de l’autre côté de la caméra et décide de faire un film sur Gandhi.
Ben Kingsley & Richard Attenborough
Il mettra vingt ans pour mener son idée un peu folle à terme. Le projet est un peu barge, parce qu’Attenborough n’envisage pas exactement la chose comme un téléfilm fauché. Il lorgnerait plutôt du côté de David Lean et de ses gigantesques épopées filmées (« Lawrence d’Arabie », « Docteur Jivago »). La société de production qu’a montée Attenborough fera plusieurs fois faillite, il sera lui-même au bord de la banqueroute. Cependant, dès que son projet a été connu, un anglo-indien du nom de Motilal Kothari s’y est intéressé. C’est lui qui organisera les premiers voyages de Attenborough en Inde, où il finira par rencontrer Indira Gandhi qui lui fera obtenir un rendez-vous avec son père (non, pas Gandhi) Nehru, compagnon politique de Gandhi et premier ministre de l’Inde. Lequel est enthousiaste mais a d’autres chats politiques et financiers à fouetter. L’obstination d’Attenborough et d’Indira Gandhi, devenue ministre de l’Information puis Premier Ministre, finiront par décider des producteurs anglais de sortir les livres sterlings. Attenborough aura l’argent des British et toutes les facilités de tournage, l’accès à tous les lieux et documents concernant Gandhi en Inde …
Commence alors le plus difficile, faire le film … La seule chose que Attenborough a en tête, c’est de coller à la réalité, de Gandhi et de l’Inde. Cela passera par des reconstitutions minutieuses (des lieux, des trains qui rythment la vie et les déplacements dans le sous-continent, des costumes, …). Le challenge aussi sera de mettre en scène des personnages physiquement crédibles (Gandhi notamment, petit, courbé, moustachu, chauve, et son inamovible pagne) parce que les acteurs de ce pan d’Histoire sont quasi contemporains, on été à maintes reprises décrits, photographiés, filmés … La clé de voûte du casting (le personnage de Gandhi) est fournie à Attenborough par John Hurt qui vient d’auditionner pour le rôle principal (Hurt est grand et blond, y’aurait eu du boulot pour les maquilleurs …) et croise dans le couloir un acteur quasi inconnu surtout adepte du théâtre venu lui aussi auditionner. Hurt fait demi-tour, retourne voir son pote Attenborough et lui dit en substance qu’il vient de croiser le Gandhi qu’il cherche… Cet acteur, qui plus est anglo-indien, c’est Ben Kingsley qui trouvera là le rôle de sa vie. Kingsley est un Gandhi plus vrai que nature, complètement « possédé » par son personnage (il passera les mois de tournage quasiment toujours vêtu d’un pagne), qui en plus d’une ressemblance physique naturellement perceptible, s’appropriera tous les « tics » de Gandhi, de sa démarche à son anglais à l’accent « exotique ». Une statuette aux Oscars viendra récompenser sa performance.
Ben Kingsley vs Gandhi
Un acteur, aussi impliqué soit-il, ne fait pas un film à lui seul. La distribution, vaste patchwork (Anglais, Indiens, Allemands, Américains, …) cumule choix risqués et heureux pour le résultat. Attenborough est parti d’un postulat d’une logique implacable : des Indiens pour jouer des Indiens, des Anglo-saxons pour les Anglais. Avec toujours le même soin du détail historique, les acteurs, sans en être les parfaits sosies, seront des « copies » très acceptables de leur personnage (Rohini Attangadi qui joue la femme de Gandhi, Roshan Seth dans le rôle de Nehru, Saeed Jaffrey dans celui de Patel, et beaucoup d’acteurs de théâtre anglais très proches physiquement des personnages historiques qu’ils interprètent). Deux « valeurs sûres » sont aussi au générique. Candice Bergen qui depuis des années tannait Attenborough pour avoir un  rôle, et qui la gloire venue se contentera malgré tout de courtes apparitions dans le rôle d’une journaliste-photographe de « Life Magazine ». Et puis le cas Martin Sheen qui après les premiers rôles dans « Badlands » de Malick et « Apocalypse now » de Coppola n’a qu’un second rôle, celui également d’un journaliste américain, qui a rencontré Gandhi en Afrique du Sud et suivra le parcours et le périple de celui qui l’a d’entrée impressionné. Impressionné, Sheen le sera aussi par la beauté et surtout la misère fière de l’Inde. Il reversera l’intégralité de son cachet à des associations luttant contre la famine en Inde. Anecdote : « Gandhi » voit pour la première dans un générique le nom de Daniel Day Lewis (la petite frappe qui veut barrer la route de Gandhi et de son ami prêtre dans une ruelle d’Afrique du Sud). Et puis, parce que Gandhi s’adressait à une multitude (300 millions d’habitants aux derniers jours de l’occupation britannique) d’Indiens, en ces temps où le trucage numérique n’était même pas du domaine du rêve ou de l’utopie, il faudra à Attenborough des foules de figurants Indiens. La seconde scène du film (la première est celle de l’assassinat de Gandhi), les obsèques reconstituées de Gandhi, 34 ans jour pour jour après les « vraies » et au même endroit, réunira à peu près 400 000 figurants venus quasi spontanément. Trois minutes dans le film pour une scène légendaire par sa démesure. Dix neuf caméras, forcément une seule prise (on ne positionne pas plusieurs fois une telle foule), et les trois quarts des images bonnes pour la poubelle, notamment à cause d’enfants qui gesticulaient, dansaient et sautaient dans tous les sens, ne comprenant pas vraiment de quoi il retournait …
Les obsèques reconstituées de Gandhi
Une entrée en matière qui relègue les filmos de Griffith, Cecil B. DeMille, Lean et autres adeptes de foules en mouvement au rang de metteurs en scène intimistes. Cette scène initiale tranche avec la suivante et la solitude d’un Gandhi venu exercer ses talents de tout jeune avocat au sein de la communauté immigrée (et brimée) indienne en Afrique du Sud. Le reste du film sera dès lors strictement chronologique. Attenborough, même si on sent toute sa révérence et son admiration à celui qui deviendra Mahatma (littéralement Grande Âme) Gandhi, évite l’hagiographie béate. Gandhi n’est pas l’Elu, le Prophète, la divinité à la science infuse. Gandhi s’est construit face à l’adversité, opposant volonté et abnégation à toutes formes de force et d’injustice. De façon quasi intuitive, il créera les concepts qui ont fait florès chez tous les soixante-huitards-alternos-pacifistes all around the world, ceux de résistance passive, non-violence et de non collaboration … Sur la seule foi malgré son aspect chétif d’une force de caractère et d’un charisme hors normes (il en prendra souvent physiquement plein la gueule, et passera en tout six ans en prison), trouvant les mots ou l’attitude justes et déstabilisants pour ses interlocuteurs (cette scène où le juge anglais et toute l’assistance (anglaise) du tribunal se lèvent à son entrée alors qu’il comparaît (en pagne comme d’hab) pour rébellion à l’autorité).
Martin Sheen & Ben Kingsley
« Gandhi » est plein de scènes chocs. Celle où sous les coups de matraque répétés il se relève pour brûler les papiers de séjour infâmants de la communauté hindoue d’Afrique du Sud. Celle où des Indiens avancent par groupe de cinq vers une usine de sel gardée par l’armée et ne cherchent jamais à esquiver les bastonnades qui tombent sur eux, évacués et soignés par leurs femmes. Celle où un colonel anglais ordonne froidement et sans aucun état d’âme par la suite devant le tribunal militaire l’exécution d’une foule réunie pacifiquement (1200 morts et l’élément déclencheur, notamment par la couverture médiatique organisée par le journaliste joué par Martin Sheen du processus d’indépendance de l’Inde).
« Gandhi » est aussi plein de scènes de foule grandioses. Celle de ses obsèques bien sûr. Mais aussi celle de la première apparition de Gandhi à une assemblée du Parti du Congrès (5000 figurants sous une tente qui a bien failli leur tomber dessus). L’arrivée de Gandhi accueilli en héros en Inde après ses « aventures » sud-africaines. La Marche du Sel (Gandhi part à pied de son ashram pour aller récolter sur le littoral le sel surtaxé par l’administration anglaise, traversant le pays au milieu de foules de plus en plus colossales).
« Gandhi » le film est logiquement centré sur Gandhi l’homme. En évitant les pièges souvent inhérents à ce genre d’exercice, le portrait psychologique plombant et pénible, et l’escamotage du contexte souvent rendu de façon incompréhensible. Bon, le film dure plus de trois heures, on peut montrer plein de choses. Mais le talent, ou le coup de génie (sans lendemain) d’Attenborough, c’est d’avoir parfaitement rendu la situation complexe de l’Inde. Régie par une administration coloniale d’un autre temps (tous le faste désuet et ringard perpétué depuis l’époque victorienne), qui ne doit sa survie qu’à de solides inerties locales (cette société locale de castes, avec quelques nantis-collabos tenant le bien peu révolutionnaire Parti du Congrès entre leurs pattes pour s’enrichir encore plus auprès et avec la bénédiction de la puissance coloniale). Mis à part Nehru et dans une moindre mesure Patel, Gandhi se heurtera aussi à la force d’inertie de ces notables. Un pays immense partagé entre deux communautés religieuses (hindoue et musulmane) qui dès l’Indépendance obtenue, vont s’entretuer, aboutissant très vite à la partition pakistanaise. Le plus dur combat de Gandhi, et le seul qu’il ne gagnera pas, sera de faire de l’Inde un pays uni, et même ses habituelles grèves de la faim pour faire cesser les violences ethnico-religieuses ne seront plus couronnées de succès. Il finira d’ailleurs sous les balles d’un intégriste religieux (quoi d’autre) de son propre « camp ».
La marche du sel
Gandhi fut un personnage à l’incroyable aura (témoin son premier cercle de disciples fidèles venus d’autres races ou religions et bien mis en valeur dans le film), totalement détaché des honneurs (il refusera toujours le rôle de leader politique que tous lui laissaient) et de la réussite matérielle (il passera l’essentiel de sa vie en pleine cambrousse dans son ashram, vivant à moitié à poil, tissant lui-même ses vêtements). Seul reproche « historique » à faire au film, le balayage sous le tapis de certains points « curieux » du personnage, ses théories mystiques plus ou moins fumeuses énoncées dans ses bouquins, et sa lourde erreur d’appréciation sur Hitler et le nazisme (il est toujours resté opposé à une guerre contre l’Allemagne, malgré sa connaissance des atrocités commises).
Le succès de « Gandhi » dépassera toutes les espérances. Attenborough deviendra Sir Attenborough, le film obtiendra l’année de sa sortie huit Oscars. Attenborough avoue d’ailleurs qu’il en attendait beaucoup moins, il savait qu’il n’avait réalisé qu’un film conventionnel, certes aux moyens démesurés, mais un film conventionnel quand même, et reconnaissait que le « E.T. » de Spielberg, concurrent (laminé, quatre misérables statuettes de second plan) aux Oscars était beaucoup plus novateur.

Réédition BluRay de 2008 somptueuse, tant du point de vue technique (remaster d’une limpidité absolue), que par ses heures de bonus, souvent (très) intéressants.


VOLKER SCHLÖNDORFF - LE TAMBOUR (1979)

Tambour majeur ...
C’est pas être trop mesquin pour lui que de rappeler  que c’est « Le tambour » qui vaudra à Volker Schöndorff d’avoir une rubrique dans toute encyclopédie du cinéma qui se respecte. Non pas que le reste de sa carrière ait été minable, y’a même quelques pelloches assez connues des amateurs de séances nocturnes des chaînes « culturelles », mais bon, « Le tambour » enterre quand même un peu tout le reste de sa filmographie…
Parce qu’on parle pas là d’un petit film sympa venu d’une Allemagne qui commençait à se relever cinématographiquement parlant, mais d’un truc qui a partagé une Palme d’Or à Cannes avec rien de moins que « Apocalypse now ». Certes les distinctions n’engagent que ceux qui les décernent, mais y’a des références qui trompent pas …
Volker Schlöndorff & David Bennent
Schöndorff, c’est classique du cinéma allemand des 70’s, avec le traumatisme à expier de la période nazie, comme dans un autre registre Fassbinder (y’avait aussi Werner Herzog, mais lui était à l’Ouest, pas par rapport aux deux Allemagne, mais à l’Ouest vraiment, quoi …), ces réalisateurs qui situent souvent leurs œuvres dans cette période noire de leur Histoire, et un peu aussi de celle de tout le Monde, d’ailleurs …
L’essentiel du « Tambour » se situe à Dantzig, en Pologne au début des faits, et couvre la période 1935-1945. Mais les évènements historiques, s’ils influent évidemment sur l’intrigue, ne servent que de marqueurs. « Le Tambour » n’est pas un film politique ou historique. C’est une somme de plus de deux heures vingt, axée autour d’un personnage principal et de ses pérégrinations dans cette période troublée. « Le tambour » est une fresque bizarre, picaresque et sans trop d’équivalents. A part « Barry Lyndon » avec lequel je perçois beaucoup de similitudes. Sauf que chez Kubrick le héros est un indolent qui traîne son apathie au milieu d’intrigues et de personnages hauts en couleurs. Le héros du « Tambour » est par contre celui qui agit sur l’histoire de ceux qui l’entourent. « Le Tambour », c’est Oskar. Qui d’entrée démarre dans la vie avec un petit problème, il a bien une mère, qui est un peu volage, et se retrouve avec deux pères. Oskar n’est pas très à l’aise dans ce cocon familial assez particulier (c’est lui le narrateur du film), d’autant qu’à ses trois parents s’ajoutent des ancêtres pour le moins atypiques. Le jour de ses trois ans, Oskar décide de ne plus grandir, et « suicide » sa croissance en se jetant dans un escalier. Il en réchappe et son vœu sera exaucé. Dorénavant, Oskar gardera la taille d’un gamin de trois ans.
Scène de ménage à trois ...
Il convient à cet effet de saluer la performance du jeune suisse David Bennent, un enfant de la balle (père acteur et mère danseuse), qui bien qu’âgé de treize ans au moment du tournage, a lui eu réellement des problèmes de croissance et paraît beaucoup plus jeune. Et Bennent porte le film sur ses épaules, est quasiment à l’image tout le temps et sert une prestation d’acteur de haut niveau, ne se contentant pas des quelques mimiques qui sont souvent le lot commun des tout jeunes acteurs. D’autant qu’Oskar aura une enfance pour le moins singulière, faut vraiment jouer, être acteur, pour rendre tout cela correctement. Bien aidé d’ailleurs par le reste de la distribution, avec mention particulière pour un épatant Mario Adorf (un des deux pères) et un Aznavour qui dans un second rôle livre ce qui doit être sa meilleure prestation devant une caméra …
Charles Aznavour & Angela Winkler, excellents
On suit Oskar, tout de même un peu caractériel dans sa découverte du monde des adultes, des nazis, des phénomènes de cirque, de la guerre, de l’amour, de la mort dans une sarabande très tongue-in-cheek. Même si parfois on frôle des délires montypythonesques quand Oskar et son tambour font perdre le rythme aux musiciens nazis et le discours-parade de propagande se transforme en bal populaire au son d’une valse de Strauss. Ah, parce que je vous pas dit, Oskar en pince pour les tambours d’enfants, et ne se sépare jamais du sien quelles que soient les circonstances, comme un fil rouge un peu crétin de sa vie. Le regard naïf d’Oskar sur le monde des adultes et leurs vicissitudes n’empêche pas à l’occasion des réflexions d’une justesse cruelle et terrifiante, ainsi à propos de la montée du nazisme et du soutien populaire dont il bénéficiait dans les années 30 : « Un peuple crédule qui croyait au Père Noel. En réalité le Père Noel était le préposé au gaz. »
La monstrueuse parade ?
« Le tambour » est adapté d’un bouquin à succès de l’écrivain allemand Gunther Grass. Un livre réputé inadaptable, mais le challenge a été relevé avec brio par Schöndorff et Jean-Claude Carrière, et le film, un des plus gros budgets du cinéma allemand est in fine une œuvre cosmopolite dans lequel financement, personnel technique et acteurs, sont issus de multiples nationalités. Le tout produisant une œuvre d’une justesse et d’une précision souvent bluffantes. On sent en Schöndorff l’amoureux et le connaisseur de ses classiques, louvoyant avec talent entre sérieux, ironie et hommages référencés (les séquences avec les nains de cirque renvoient immanquablement au « Freaks » de Todd Browning), évitant les effets faciles ou racoleurs (l’histoire d’amour entre Oskar et Maria, la servante de son père).

Le postulat de départ du film, cette histoire d’enfant qui « refuse » de grandir, est bien légère, mais « Le Tambour » soutenu par un scénario en béton qui nous emporte dans les méandres d’une époque pour le moins difficile sans temps mort ni répit, est captivant de bout en bout. L’exemple du film tout-public, et qui permet une lecture à tous niveaux …


ROMAN POLANSKI - LE PIANISTE (2002)

Survival ...
« Le Pianiste », c’est malgré les réalisations qui ont suivi et suivent encore, l’épitaphe cinématographique de Polanski. Le film qui résume sa vie, et pas forcément (pas du tout ?) son œuvre. C’est un film-thérapie, un film-exutoire, un film de divan d’analyste. Polanski, l’enfant grandi dans les années 40 et miraculeusement réchappé du grand massacre des Juifs polonais ne pouvait pas ne pas s’attaquer à ce thème.
Adrian Brody & Roman Polanski
Alors, formellement ou esthétiquement, « Le pianiste » n’est pas son meilleur film. C’est malgré tout son plus personnel, et pour peu qu’on ait un cœur en état d’insuffler des émotions, son plus touchant. Bon, évidemment, la leçon d’Histoire, les bons sentiments et cette atmosphère de mélo perpétuel, ont eu deux conséquences : la méfiance de certains, jugeant le film « too much ». Corollaire, des récompenses par la « profession » innombrables, dont trois Oscars (et 47698 Césars, qui comme chacun sait, sont au cinéma ce qu’Annie Cordy est à Bessie Smith).
Moi, « Le Pianiste », j’suis preneur. A mille pour cent. Et d’autant plus ces jours-ci, où l’on voit à longueur de 20 Heures, des journaleux nous faire le « devoir de mémoire » sur l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Pendant que d’autres de leurs congénères (plutôt cons tout court d’ailleurs) remettent un colifichet honorifique au maire FN de Hénin-Beaumont, au crâne bien dégagé derrière les oreilles et bien plein de remugles idéologiques pourris. Comme si on avait pas assez donné cette année en matière d’exposition faite aux cinglés intolérants. Et voir l’épouvantail Arlette Chabot (groupie insatisfaite du piteux Chirac, mais qui au moins, lui, n’a jamais transigé avec ces fachos-là), présidente de ce jury honteux avaler une colonie de couleuvres pour nous expliquer que politiquement parlant, c’est une distinction que ce pantin mérite … ‘tain, y’a des coups de pied au cul qui se perdent. Eh, Arlette, regarde ce qu’a déjà fait ce mec dans son bled, tu comprendras peut-être que vous êtes quelques-uns à avoir touché le fond …

Bon, « Le Pianiste ». Qui est en gros un biopic. Qui aurait pu être celui de Polanski lui-même. Il a préféré tourner la vie, la survie plutôt entre 1939 et 1945 de Wladislaw Szpilman, pianiste officiel et surdoué de la radio polonaise au moment où les troupes nazies envahissent la Pologne. Szpilman n’est apparemment pas un bonimenteur, le livre racontant sa traversée de la guerre publié en 1946, lui a valu bien des ennuis et une quasi-censure de la part des autorités communistes polonaises (un Juif sauvé par un haut officier SS et pas par l’Armée Rouge, les camarades rigolaient pas avec ça). « Le Pianiste » est un survival, avec des nazis à la place des zombies. C’est la grande Histoire vue par la « petite » de Szpilman. Et là, il n’est plus question d’idéologie. Szpilman est pris dans un engrenage où les salauds ne sont pas tous Allemands, et les types bien pas tous Polaks ou Juifs, où beaucoup cherchent à sauver ce qui peut encore l’être (leur vie, tout simplement) et louvoient dangereusement entre grandeur et bassesse. Il y a les bons et les méchants, et toutes les nuances entre les deux. La guerre déshumanise, et fabrique plus souvent des lâches que des héros.
Szpilman n’échappe pas à la règle. C’est le type qui vit à travers la musique et son piano, le reste lui étant souvent accessoire. Mais pas toujours. Il vend son piano une misère pour que sa famille puisse s’acheter à manger, il est lucide et fataliste devant les premières pancartes interdisant l’entrée de certains établissements à des Juifs, envoie bouler les juifs collabos. Et puis, lentement, insidieusement, quand le cauchemar meurtrier s’amplifie et qu’il faut à chaque instant assurer sa pitance puis sauver sa peau, Szpilman « lâche » les valeurs et les idéaux, jouant dans des bars pour juifs chelous gagnant de l’argent quand d’autres crèvent de faim, suppliant les miliciens juifs pour améliorer son ordinaire et celui de ses proches, devenant peu à peu un pantin sans valeurs ou morale, uniquement préoccupé de sa survie. Juste un type qui veut sauver sa peau au milieu de cette barbarie, rythmée par des intertitres qui indiquent les dates de cette période qui va de la blitzkrieg polonaise à la libération des camps de déportés par l’armée russe.

Polanski nous montre ce type aux prises avec la folie de ses congénères et de leur attitude de plus en plus incompréhensible, anormale, à mesure que la guerre et son convoi de misères avancent. Et parce que Polanski sait de quoi il parle mais aussi comment on filme, il évite les clichés. Celui de l’allégorie qui ferait passer des symboles au-dessus de l’histoire, celui du « tout est bien qui finit bien » (y’ des pourris qui s’en sortent, et des mecs bien qui crèvent). Il y a des plans d’une beauté à couper le souffle, comme celui où l’on voit Szpilman escalader le mur du ghetto de Varsovie pour revenir dans cet espace dont il s’est évadé quelques mois plus tôt, et qui d’endroit pas vraiment folichon est devenu un paysage de ruines lunaires après l’insurrection. Il y a des scènes d’une dureté glaçante, quand un officier nazi flingue d’une balle dans la nuque des juifs choisis au hasard dans une procession de travailleurs contraints, quand deux vieux affamés se battent pour une boîte de conserve qui se renverse et que l’un finit par bouffer à même le sol. D’autres sont d’une poésie irréelle notamment lorsque Szpilman, pour ne pas faire du bruit qui trahirait sa présence joue du piano sans même effleurer les touches et vit littéralement cette musique qu’il n’entend que dans sa tête.

Szpilman, c’est Adrien Brody, qui à même pas trente ans trouve là ce qui sera certainement le rôle de sa vie, composant entre sobriété du jeu et techniques de l’Actor’s Studio (il a perdu quinze kilos pendant le tournage et a appris à jouer du piano, même si ce n’est pas lui qu’on entend tout le temps). Dans ce casting de seconds couteaux, il ne cherche pas à écraser le film, est crédible de bout en bout dans un jeu tout en retenue.
Polanski est lui, comme souvent, parfait derrière la caméra. Il réussit en mettre en parallèle la survie de son personnage principal dans cette boucherie organisée et les grands faits marquants de l’histoire de Varsovie et de la Pologne au début des années 40. Une grande partie du « Pianiste » a été tournée sur les lieux mêmes où se passe l’action, dans ce qui fut le ghetto juif de Varsovie. Perso, je trouve quand même assez mesquine l’attitude de quelques-uns qui a la sortie du film n’y ont vu qu’un mélo larmoyant et émotionnel, limite une machine à Oscars.

Prévert a écrit dans un poème fameux que la guerre était une connerie. Polanski a dit la même chose. Avec une caméra …


Du même sur ce blog :


DAVID LEAN - LE DOCTEUR JIVAGO (1965)

Mélo au pays des Soviets ...
« Le Docteur Jivago », c’est le genre de films que les programmateurs de télé nous sortent pour les fêtes de fin d’année. Pour plusieurs raisons. D’abord il a été tellement diffusé que les droits doivent plus être très chers. Ensuite, comme il dure trois heures vingt, t’as vite fait de remplir tes plages horaires de l’après-midi. Et puis, programmer « … Jivago », ça mange pas de pain. Du grand spectacle, de grands sentiments, du politiquement correct. Ouais, présenté comme ça, tu zappes, comme si c’était un vulgaire nanar avec Fernandel. Sauf que « … Jivago », c’est signé David Lean.
Et avec Lean, tu te retrouves à l’épicentre d’un certain type de cinéma. Celui qui se limite à son essence : montrer des images qui racontent une histoire. Lean doit être un arbitre refoulé, ne prend pas parti, n’essaie pas de délivrer un « message » (la marotte de ceux qui privilégient le fond sur la forme). Lean, image après image, veut faire de ses films le spectacle le plus beau possible.
David Lean bien entouré ...
Lean, c’est la triplette consécutive incontournable, « Lawrence d’Arabie », « Le pont de la rivière Kwaï », « … Jivago », celle des succès populaires énormes (durant la fin des années 50 et le début des années 60, lorsque des foules compactes se pressaient sans discontinuer dans les salles obscures), celle des budgets aux montants indécents, celle des montagnes de statuettes gagnées aux Oscars. Le genre d’apothéose dans une carrière dont beaucoup, même s’ils préfèreraient mourir que l’avouer, rêvent. De ces trois films, « … Jivago » est peut-être le plus abouti. Parce qu’il combine les points forts de « Lawrence … » et « … Kwaï », la gigantesque fresque centrée sur un personnage, et l’étude des relations humaines dans un petit groupe d’individus. Avec comme dénominateur commun à tous cette mise en scène dans des espaces vierges démesurés …
Faut dire qu’à la base de « … Jivago », y’a du matos. L’œuvre du même du nom, considérée comme la meilleure de Boris Pasternak, tout auréolé de, excusez du peu, un récent Prix Nobel de littérature. Autrement dit, les fondations du scénario sont plutôt solides. « … Jivago », le bouquin, je l’avais lu au collège, des années avant de voir le film, et j’avais gardé un grand souvenir de cette épopée romanesque. Le film, au début, il m’avait déçu. Il ne commençait pas comme le bouquin par cette scène poignante de l’enterrement de la mère de Youri Jivago, mais par la fin chronologique de l’histoire, la quête par demi-frère de Jivago (haut dignitaire du Parti Communiste) de sa nièce … Et puis, « … Jivago », le film, c’est un truc qui s’apprivoise, ces trois cent minutes la première fois te filent le vertige, le tournis. Tu sais plus où donner des yeux et des neurones et tu subis, t’apprécies pas …
Pas mal, le casting ...
« … Jivago » est un film où rien n’est laissé au hasard. Pas une image, pas un plan, pas une scène, n’est là par accident. C’est la quête de la perfection, du détail dans les grands espaces, qui en font un truc assez unique. Lean s’efface devant ses personnages et leur histoire, met toute sa technique (et des moyens financiers assez conséquents, il faut bien dire) à leur service. Lean s’efface même devant l’Histoire, la vraie, la grande, et pourtant tout le film s’articule autour d’un des événements les plus cruciaux du siècle passé, la Révolution Russe. Y’avait de quoi s’embourber dans « l’interprétation politique » à deux balles, subjective comme c’était possible en ces temps de Guerre Froide, et on connaît, et pas des moindres, qui ont fait sombrer leurs films dans la ridicule analyse manichéenne à deux balles ou le maccarthysme le plus vil …
Lean suggère plus qu’il nous montre vraiment la vie fastueuse des salons bourgeois du temps des Romanov, la boucherie de la Première Guerre Mondiale, la folie sanguinaire des premières années révolutionnaires. Lean ne prend pas parti, mais s’attache à reconstituer avec une minutie de détails des années historiques cruciales. La reconstitution (en Espagne et en Finlande) de quartiers entiers de Moscou, allant même jusqu’à suivre, à mesure que le temps passe, les changements qui affectent l’écriture cyrillique sur les panneaux signalétiques ou les vitrines des commerces, c’est le genre de choses que peuvent même pas se permettre des Cameron ou des Scorsese aujourd’hui. Lean est un maniaque total, plus encore que son compatriote Kubrick. Bon, faut dire que derrière, aux pépettes y’a du lourd. Rien moins que Carlo Ponti, stakhanoviste des productions, toujours prêt à dégainer son chéquier, qu’il s’agisse d’un film tchèque indépendant ou d’un blockbuster annoncé comme « … Jivago ». Inconvénient (enfin façon de parler, c’est le genre d’inconvénient que des millions d’hommes auraient voulu dans leur plumard), la femme de Ponti s’appelle Sophia Loren et Ponti exige qu’elle ait le rôle féminin principal, celui de Lara. Laquelle Lara a dix-sept ans lors des premières scènes où elle apparaît, la Sophia la trentaine plutôt sonnée.
Le mari, la femme et la future amante ...
Il faudra tout le flegme britannique, mais aussi la diplomatie et la persuasion de Lean pour imposer dans le rôle de Lara, la peu connue Julie Christie. Qui s’en sort mieux que bien, il y a au cœur de sa beauté blonde indolente un regard et deux yeux d’une expressivité hors norme par lesquels passe toute la panoplie des sentiments, de la résignation de ses débuts dans le monde aux bras du pervers Komarovsky, à sa détermination à survivre avec sa fille dans un monde hostile pour tous, en passant par cette passion qui la dévore lorsqu’elle retrouve Jivago. Jivago, c’est Omar Sharif, passé en quelques années d’une ascension fulgurante des films à l’arrache égyptiens de Chahine, à un second rôle dans « Lawrence d’Arabie » avant que Lean en fasse la vedette de « … Jivago ».
Youri Jivago, c’est le type qui subit tant qu’il n’est pas fou d’amour pour cette Lara qu’il n’a fait qu’apercevoir à Moscou, avant de la retrouver professionnellement comme infirmière volontaire sur le front, et puis des années plus tard dans une petite ville perdue de l’Oural, où se cache celle qui est devenue la femme de Strelnikov, bolchevik sanguinaire qui traque les Blancs dans les immenses étendues enneigées. A partir de là, Jivago va prendre son destin en main, lui le bourgeois marié et aimé (excellente Géraldine Chaplin), sombrer dans une passion dévorante et tout risquer (foutre sa famille en l’air, déserter quand il est réquisitionné, vivre en marge du pouvoir alors que son demi-frère en est un haut dignitaire qui voudrait l’aider).
Un certain sens des paysages et du cadrage ...
Le cœur de l’histoire c’est évidemment le mélodrame qui se joue entre Jivago et Lara, rythmé par un thème musical obsédant, et gros succès en tant que tel, signé de Maurice Jarre (une statuette pour lui aussi). Mais pas seulement, puisque le film débute lorsque Jivago a sept ans et se termine après sa mort, prenant l’allure d’une fresque sociale, humaine, sur un demi-siècle politique et historique en Russie.
Et puis les films de Lean, c’est comme ceux de John Ford. Même si t’aimes pas les personnages et l’histoire qu’ils racontent, il te reste quand même une succession d’image et de plans plus grandioses les uns que les autres. Autant l’Anglais que l’Américain sont les grands maîtres des perspectives et des arrière-plans démesurés de ces années 50-60, qui constituent l’apogée et l’âge d’or du cinéma « classique ».
« Le Docteur Jivago », dûment restauré et remastérisé est maintenant proposé dans une version BluRay assez exceptionnelle. Seul reproche, les bonus (notamment une version commentée du film par Sharif, la fille de Lean et quelques autres est en VO, et là, faut avoir un sacré courage ou un super niveau en anglais pour tenir plus de trois heures) sont pas vraiment à la hauteur de ce film d’exception…


Du même sur ce blog :


JACQUES BECKER - LE TROU (1960)

Un certain doigté ...
Bon, promis, j’en referais plus des comme celle-là. Parce que « Le Trou » n’est pas exactement le genre de film pour fans de Bigard… « Le Trou » est plus austère qu’exubérant, mais aussi beaucoup plus euh… profond qu’un simple visionnage en travers laisserait supposer.
A l’origine du « Trou », deux hommes. Jacques Becker et José Giovanni.
Jacques Becker 
Le premier, patriarche d’une lignée qui fera carrière dans le septième art (son fils, Jean, également réalisateur, mais aussi sa fille et son gendre, l’accompagnent ou l’assistent sur ce film) n’a quand il débute le tournage, plus rien à prouver. Trois films à gros succès derrière lui (« Goupi Mains-Rouges », « Touchez pas au grisbi » et le navrant « Ali Baba et les quarante voleurs »), un qui a fait un bide public mais qui sera plus tard reconnu comme un des classiques du cinéma français (« Casque d’or »). « Le Trou » sera son testament cinématographique. Becker est malade, se sait condamné, achèvera tout juste le montage, mais sera mort lorsque le film sortira en salle. Sans qu’on puisse pour autant parler de film crépusculaire …
Le second, José Giovanni, est un petit mafieux, qui entre coups tordus, séjours en cabane et cavales plus ou moins réussies, décide de se ranger et écrit un bouquin très largement autobiographique. L’adaptation de Becker sera assez fidèle. Dès lors, Giovanni va entamer une carrière à succès sous le double signe de l’écriture de polars et de la réalisation de polars.
Becker et Giovanni collaborent étroitement à l’écriture du scénario. Point de départ, « Le Trou », le bouquin, est une histoire d’hommes, de vrais, de types à la redresse. Le film sera tourné avec des hommes, des vrais, des types à la redresse, pas des acteurs … ou du moins pas tous. Seuls deux « vrais » acteurs ont des rôles majeurs, le très oublié André Bervil (le directeur de la prison) et le jeune premier à tronche de Gérard Philippe (le Brad Pitt de l’époque) Marc Michel, qui disparaîtra plus ou moins de la circulation après avoir été le héros des « Parapluies de Cherbourg ». Un mot sur Michel. Becker a voulu un pro pour le rôle, qui est celui d’un Judas de pénitencier. Michel est pour moi celui du casting qui s’en sort le plus mal, s’entêtant dans des postures détachées et cette diction lente et prétentieuse caractéristique de la Nouvelle Vague. A tel point que Michel Constantin, pas exactement le De Niro de sa génération, qui a enchaîné par la suite avec une constance de métronome mauvaises prestations dans de mauvais films, est beaucoup plus convaincant en dur désabusé et sentimental (il choisit de ne pas s’évader pour ne pas faire de peine à sa mère). Celui qui crève l’écran, c’est Jean Kéraudy (Roland dans le film) qui joue le rôle de Giovanni, et qui a un sacré background dans les prisons (de multiples incarcérations, dix tentatives d’évasion, dont six réussies), tête pensante et véritable McGyver de la cavale …
Le Club des Cinq en prison ...
L’intrigue du « Trou » est on ne peut plus simple : quatre types en attente de jugement (et même s’ils se montrent peu loquaces, certainement pas pour des bricoles) se voient adjoindre dans leur cellule un jeunot embastillé après une dispute amoureuse qui a fini par une blessure au fusil de chasse. Les quatre ont déjà le projet de s’évader, ils mettent rapidement le nouveau venu dans le coup, et dès lors, solidairement, vont chacun accomplir leur part de travail pour s’évader ensemble. En creusant des  trous, d’abord dans le plancher de leur cellule, ensuite dans les égouts de la prison.
Autrement dit, on est pas dans les effets spéciaux à la James Cameron. L’essentiel du film nous montre des types cogner avec des outils de fortune sur des murs de béton. Du « vrai » béton, même s’il semble beaucoup plus friable (les accessoiristes ont fait de nombreux essais de dosage pour que le film reste crédible pour les maçons du dimanche). Par contre, pour le reste, y’a du vrai et du faux. La cellule et la prison de la Santé ont été reconstituées en studio, les souterrains sont vrais (ceux du fort d’Ivry, mais pas ceux de la Santé) et le système d’égouts a été lui aussi reconstitué en studio.
Tout est bien qui finit mal ...
Mais là où « Le Trou » dépasse le cadre étriqué du simple film de cavale, c’est qu’entre les coups de barre à mine « faites maison », les dialogues (pas trop, le genre de personnages mis en scène est à ranger dans le camp des taiseux), et plus encore les attitudes et le non-dit dépeignent un monde (le milieu carcéral, ses « arrangements », ses codes, ses combines) dans lequel l’instinctif ou à l’inverse, le rapport de force psychologique comptent plus que le simple rapport de force physique…
La version initiale de Becker faisait 2 heures 20, soit un quart d’heure de plus que la version exploitée en salles et la seule connue à ce jour. Sorti dans les premières semaines de 1960, ce film est parfois rattaché à l’œuvre de la Nouvelle Vague. Même s’il admirait ces nouveaux réalisateurs (« ils font de bons films sans argent » disait-il en substance), Becker n’a par son passé que peu à voir avec eux. Un peu beaucoup à part dans sa filmographie, « Le Trou » est ce qui dans son œuvre se rapproche le plus de la Nouvelle Vague (même si Becker l’envisage lui comme une sorte de remake de « La Grande Illusion » en version dépouillée).
Un contemporain de Becker, Melville, lui aussi plus ou moins en marge de la Nouvelle Vague, décrètera que « Le trou » est le plus beau film français …

« Le Trou », c’est de la balle …



TERRENCE MALICK - LA LIGNE ROUGE (1999)


Poetic War ...
Terrence Malick est un réalisateur unique, rare et précieux. Qui a réussi le challenge peu évident de faire l’unanimité de la critique et du public pour ses deux premiers films, « La balade sauvage » (« Badlands ») et « Les moissons du ciel » (« Days of heaven »). Deux films totalement, viscéralement américains et en même temps complètement universels. Deux films sortis au milieu des années 70, et puis plus rien. Silence radio pendant vingt ans, loin de toute agitation médiatique.
Terrence Malick
Et puis, alors que plus personne ne l’attendait ou ne l’espérait, circulent dans la seconde moitié des années 90 les rumeurs les plus folles et invraisemblables. Terrence Malick serait à nouveau derrière la caméra en Australie, tournant un film sur un épisode de la Seconde Guerre Mondiale. Malick ? Film de guerre ? Malick, le poète égaré derrière une caméra, le seul type au monde capable de filmer le vent et les rayons de soleil, mettant en scène des Marines ? Etrange, curieux, voire un non-sens total. C’était oublier le talent du bonhomme. « La ligne rouge » est un des plus fantastiques films de guerre jamais tournés, qui joue dans la même cour que « Apocalypse now », « Voyage au bout de l’enfer », « Requiem pour un massacre », … tous ces films atypiques et antithèses des superproductions grandioses et patriotiques à la « Le jour le plus long ».
« La ligne rouge » est un film de guerre poétique et écolo. Un paradoxe total en 24 images/secondes. Une fresque sur l’Homme, la guerre, la vie, la mort, la nature. Un film qui réussit l’exploit de partir dans tous les sens tout en restant fidèle à un scénario, tiré d’un bouquin d’un ancien Marine, James Jones, sur la bataille de Guadalcanal. Guadalcanal, c’est un (gros) caillou tropical de l’archipel des Îles Salomon, îles qui furent le siège de batailles décisives fin 1942, qui virent pour la première fois depuis Pearl Harbour, les troupes japonaises reculer devant les Américains. Trente sept mille morts (dont les trois-quarts de Japonais) en quatre mois. Malick n’esquive pas la partie « militaire » de l’affaire et enchaîne des séquences qui n’ont rien à envier au début de « Il faut sauver le soldat Ryan » la grand-fresque guerrière de Spielberg sortie six mois plus tôt.
Jim Caviezel
Quasiment la moitié du film nous montre l’assaut d’un régiment de Marines sur un bunker japonais situé tout en haut d’une colline envahie de plantes tropicales de la hauteur d’un homme (en réalité des cannes à sucre). La moitié du casting va laisser la peau dans la bagarre. Malick filme cet assaut d’une façon unique, jamais vue. Grâce à une caméra munie d’un bras télescopique de 25 mètres (la grue Akela), le spectateur est au cœur de la baston, rampe à côté des soldats, voit les types se faire mitrailler à ses côtés. Un résultat totalement immersif, obligeant à un déploiement technique et des répétitions interminables et millimétrées… un autre aspect de la façon de travailler de Malick, qui a épuisé tout le casting et tous les techniciens du tournage (cinq cent personnes tout de même). Parce que Malick lors du tournage ne fait pas un film, il enregistre des images. Pour à peine moins de trois heures de « director’s cut », cent fois plus dormiraient sur des bobines, auraient été mis au placard lors du montage.
Ce qui évidemment a donné lieu à quelques crispations. Des acteurs (et pas des débutants, plutôt des types reconnus à l’ego gros comme un porte-avions) ont sué sang et eau pendant des mois (180 jours de tournage), pour juste faire de la figuration dans la version finale alors qu’ils croyaient avoir signé pour un rôle majeur. Plus célèbre frustré de « La ligne rouge », Adrian Brody, présent au maximum cinq minutes en arrière-plan et qui a droit à deux lignes de dialogue. Egalement sous-utilisés lors du montage final des gens comme John Travolta ou George Clooney. Vainqueurs du jackpot, Nick Nolte, Elias Koteas et surtout le peu connu Jim Caviezel dont son personnage, le soldat Witt est peu ou prou le personnage central du film.
Nick Nolte & John Travolta
Malick est un perfectionniste. Les scènes « militaires » ont été tournées en Australie, où a été construit un véritable camp d’entraînement pour les acteurs. Des acteurs placés dans des conditions extrêmes, physiquement très éprouvantes, qui ont du conserver pour la véracité des scènes les mêmes tenues pendant des semaines sans les laver. Seul détail qui a échappé au staff technique, et dont s’amusent les intervenants dans la section bonus : les grenades fournies sont jaunes, or il n’y a jamais eu de grenades jaunes dans l’armée américaine. Malick était tellement perfectionniste qu’il a douté sur ses capacités à bien filmer les scènes d’action. Il a un moment songé à les faire tourner par la seconde équipe, alors que lui irait shooter des animaux, des arbres, des couchers de soleil, des villageois mélanésiens. Malgré tout, « La ligne rouge » est un film « à l’ancienne ». Aucune retouche numérique, sauf dans les scènes navales, quelques barges et quelques nuages « rajoutés ». Et la quasi-totalité des scènes filmées en lumière naturelle.
Mais Malick est surtout, comment dire, « ailleurs ». Les scènes de combat lui servent aussi à montrer « autre chose ». Dans les séquences purement militaires, lui continue de filmer là où les autres réalisateurs s’arrêtent. Il nous montre des « vainqueurs » hagards, hébétés, abattus, surpris d’être encore en vie, et des vaincus totalement désorientés, pleurant et priant à demi-nus … et puis, au milieu de cette pluie de fer, de feu, d’acier et de sang comme disait Prévert, la caméra de Malick s’attarde sur ces cannes à sucre qui ondulent sous le vent, cette lumière irisée par les frondaisons de la jungle, … Ce qui à un moment donne lieu à un plan fixe d’anthologie plus parlant que des centaines de milliers de  dollars claqués en effets pyrotechniques, ce rayon de soleil qui passe à travers ces feuilles d’arbuste criblées de mitraille … Malick filme les paysages comme personne, il trouve des cadrages d’une précision mathématique absolue et en même temps d’une poésie irréelle. Esthétiquement, « La ligne rouge » est un choc visuel total, où alternent sauvagerie des hommes (mais pas tous, on voit des enfants mélanésiens jouer, rire, se baigner) et beauté de la nature (mais pas dans le sens Yann Arthus Bertrand du terme, si vous voyez ce que je veux dire). C’est ce contraste qui se révèle totalement saisissant et fait de « La ligne rouge » un film totalement à part, un mix envoûtant de poésie et de bestialité, assez proche finalement dans l’esprit de « La nuit du chasseur » de Charles Laughton (lui aussi un « atypique » peu prolixe, puisqu’il n’a tourné que ce film).
Sean Penn
Malick fait de « La ligne rouge » une leçon dans l’art de jouer sur les contrastes. La nature et les paysages idylliques opposée à la folie meurtrière des hommes. Sans cependant tourner à la béatitude neuneu. La nature peut être dangereuse (le premier plan du film nous montre, allez savoir pourquoi, un crocodile partant se baigner dans une eau verdâtre, les acteurs qui rampent doivent en plus des faux-Japs, se méfier des vrais serpents), et les hommes ne sont pas tous mauvais. Ainsi, au début du film, Caviezel est un quasi déserteur, qui face au feu, se mue en samaritain, mettant sa vie en danger pour épargner celle des autres. Son supérieur (joué par Koteas), est un réserviste, juriste de formation, capable de s’opposer à sa hiérarchie quand il s’agit d’éviter un carnage inutile parmi ses hommes. L’occasion de souligner la fantastique composition d’un Nick Nolte en colonel va-t’en-guerre, obnibulé par les médailles et les conquêtes, au mépris de la vie de toute la chair à canon qu’il a sous ses ordres. Malick se paye le luxe de ne pas définir des personnages caricaturaux à la hache, dont la plupart des productions du genre se contentent. Ici, de multiples discussions sont là pour sonder l’âme de tous ces personnages et un des plus présents (et remarquables) dans ces scènes « de divan » est un sergent joué par Sean Penn (avec des répliques du genre : « dans ce monde, un homme seul ne vaut rien … et il n’y a pas d’autre monde ») … sans qu’on puisse pour autant parler de film psychologique, on est quand même assez loin de Bergman …
Et puis, il y a trois éléments du film qui renforcent son impact.
Des voix off, dont on se sait jamais avec certitude de qui elles reflètent les pensées (Malick lui-même ? les protagonistes du film ?), agissant parfois comme des pensées-slogans chères à Godard (« C’est quoi cette guerre au sein même de la nature ? », « La guerre ne rend pas les hommes plus nobles, elle en fait des chiens, elle empoisonne l’âme »).
Du silence, quand les images suffisent à parler d’elles-mêmes, notamment quand les beautés naturelles (oui, les femmes aussi) mélanésiennes sont mises à l’écran. Anecdote : on voit dans une scène Caviezel discuter avec une jeune femme qui tient un enfant dans ses bras, les deux ont l’air mal à l’aise, gênés, multiplient les silences. Cette scène a été tournée aux Îles Salomon, il s’agit d’un dialogue de politesse, la femme ne fait absolument pas partie du casting, la séquence est totalement improvisée et Malick ce fou du montage (celui de « La ligne rouge » a duré un an et demi), ce perfectionniste maniaque, capable d’imposer à son équipe des dizaines de prises exténuantes, a gardé ce dialogue spontané et imprévu au final.
La guerre vue par Malick
De la musique, qui a peu à voir avec les fanfares militaires. Des chants mélanésiens et le Requiem de Fauré en conclusion, ce qui relève somme toute de la logique. Mais surtout une partition exceptionnelle de Hans Zimmer, pourtant un habitué des B.O. de films à budget gigantesque, et qui des années plus tard, parle avec des trémolos dans la voix du challenge qu’a représenté pour lui de hisser sa musique au niveau des images qu’il voyait à l’écran (Malick, lui, pendant le montage, écoutait en boucle les punks d’opérette Green Day !). Il y a notamment lors de l’assaut final du campement japonais un accompagnement musical totalement inouï (au sens premier du terme) de Zimmer, renforcé par des bruitages électroniques d’une sorte d’anachronisme vivant, un vieux hippie qui vivait dans le coin au milieu de ses tonnes de synthés seventies, un type absolument pas prévu de quelque façon que ce soit au générique, et qui s’est retrouvé à bosser sur la musique du film…

Quand je vous disais que « La ligne rouge » est plus un poème qu’un film …