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CLAUDE CHABROL - UNE AFFAIRE DE FEMMES (1988)

 

Robert et Simone ...

Badinter et Veil … tous deux ont marqué le premier trimestre 2024. L’un parce qu’il est claqué et qu’on a rappelé à l’occasion que c’est lui qui avait mené le combat législatif pour l’abolition de la peine de mort. L’autre parce qu’elle aussi a mené une bataille législative pour légaliser l’IVG, gravée maintenant dans le marbre de la Constitution.

Chabrol et Huppert

De peine de mort et d’avortement, et aussi du Vichy de Pétain, il en est question dans « Une affaire de femmes » de Claude Chabrol. Qui signe là un de ses meilleurs films, voire peut-être son meilleur. Sans rien changer à sa méthode. Au moins un film par an et « en famille ». Que ce soit la sienne propre (sa femme Aurore au script, son fils Matthieu à la musique), où celle du milieu cinématographique qui l’accompagne régulièrement sur ses tournages (Isabelle Huppert son actrice fétiche, Marin Karmitz à la production, plein de « petites mains » genre machinistes, techniciens, …). Et pourtant chez Chabrol, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Il se laisse parfois aller à de « l’alimentaire », bâcle ses prises parce qu’il lui tarde d’aller au bon restau du coin où l’attendent force victuailles et bonnes bouteilles.

Le fait que « Une affaire de femmes » ait été tourné à Dieppe (une fois que t’es à Dieppe, la préoccupation principale c’est de t’en aller au plus vite) n’est même pas un handicap. Parce que le vieux gaucho Chabrol a de la « matière » : des thématiques fortes (guillotine, avortement, Vichy, les collabos). Et ces thématiques sont (en partie) servies par un bouquin de l’avocat controversé Francis Szpiner concernant « l’affaire Marie-Louise Giraud », faiseuse d’anges et condamnée à mort (et exécutée) pour cela en 1943. La partie « faits divers tragique » du film est calquée sur la vie et l’œuvre de Marie-Louise Giraud, les éléments « matrimoniaux » ont été rajoutés par Chabrol.

Huppert et Cluzet, peu ravis au lit ...

Ce qui frappe avec « Une affaire de femmes », c’est sa simplicité, son évidence, malgré un sujet, voire des sujets éminemment casse-gueule. Chabrol évite les grandes envolées pamphlétaires, il raconte une histoire, celle de Marie Latour (Isabelle Huppert, excellente comme bien souvent). C’est une jeune femme ordinaire qui sous la France occupée élève comme elle peut ses deux gosses pendant que leur père a été réquisitionné au STO. Le quotidien est pas folichon, et les assiettes pas souvent bien garnies lors des repas. Marie, pour se changer les idées, s’en va de temps en temps boire un canon au troquet du coin avec sa copine Rachel, où elles partagent leurs rêves, Marie se verrait bien chanteuse. Et puis un jour, Rachel disparaît et Marie découvre tout à coup ce que c’est qu’une rafle de Juifs, elle qui vivait quelque peu hors-sol, en tout cas loin de ces considérations.

Marie est aussi pote avec sa voisine, qui est enceinte et veut pas garder le gosse. Les deux se lancent de manière empirique dans une tentative d’avortement qui finalement réussit. Dès lors Marie va (sous le manteau, l’avortement étant considéré comme un crime) se trouver une vocation, et par là même arrondir ses fins de mois. Hasard des rencontres, elle devient amie avec une jeune prostituée, Lucie (Marie Trintignant).

Huppert & Trintignant

Tout commence par aller mieux, jusqu’à ce que, sans prévenir, Paul son mari (François Cluzet) revienne d’Allemagne. Très vite, on comprend les fêlures du couple entre elle, exubérante refoulée, et ce glaçon humain, lavasse sans conviction. L’origine du fric facile dont il profite (les « talents » de Marie sont souvent demandés, le cash rentre, le couple et ses mouflets déménagent dans un appartement plus cossu, une chambre est même louée à Lucie qui y vient y faire ses passes) ne le dérange pas beaucoup, il plastronne parce qu’il a troqué ses fringues élimées contre une rutilante tenue chemise-cravate-veston. Le seul truc qu’il ne supportera pas, c’est que Marie trouve une alternative à sa virilité défaillante en s’amourachant d’un arrogant jeune collabo, « client » de Lucie. La découverte des deux amants enlacés sera le point de rupture dans l’histoire et dans le film.

Jusque-là, Chabrol nous montrait d’une façon sérieuse (« Une affaire de femmes », c’est pas « La traversée de Paris ») les tribulations de Marie dans sa ville portuaire moche, vivant sa vie, indifférente au contexte de l’époque. C’est au retour de son premier cours de chant, la tête pleine des compliments de sa professeur alors qu’elle se voit déjà triompher sur les planches des scènes parisiennes, que la réalité de 1943 va la rattraper, sous la forme de deux flics-miliciens qui viennent l’arrêter devant ses gosses en train de jouer dans la cour de l’immeuble. Là, dans le dernier quart du film, Chabrol va devenir enragé, peindre un portrait au vitriol de la France pétainiste à travers ses tribunaux, ses juges et procureurs retors, ses avocats sous pression, son milieu carcéral infect. Quand Marie comprend que ce n’est pas une banale punition qu’elle risque, mais sa tête, il est trop tard. Elle aura cette terrible tirade, les yeux embués de larmes, qui fera bien évidemment scandale : « Je vous salue Marie pleine de merde, et le fruit vos entrailles est pourri ». Les cathos intégristes vont multiplier les cris d’orfraie, manifester devant les cinémas, intenter des procédures … du classique, quoi … Bon, faut pas non plus culpabiliser à l’excès, y’a pas que ceux qui se croient « bon Français » qui ont vu rouge, les Américains avec à leur tête un Bush père fraîchement élu, ont refusé de distribuer le film chez eux, un film pourtant célébré dans nombre de festivals européens. Le producteur Marin Karmitz en sera réduit à monter sa propre société de distribution internationale, MK2, pour que le film soit visible aux States.


Le final, crispant, n’a rien à envier à celui de « Dancer in the dark » de Lars Von Trier. Chabrol, comme dans tous ses grands films (« Le boucher », « La cérémonie ») abandonne son côté bonhomme pour devenir l’observateur à l’œil aiguisé des pires travers de cette société bourgeoise bien-pensante qu’il déteste.

Un seul bémol, d’ordre purement technique. On le sait, Chabrol se prenait pas le chou avec des mouvements tarabiscotés de caméra, son obsession était de faire « simple ». « Une affaire de femmes » présente à l’origine une image assez terne, granuleuse, baveuse. Je croyais que j’allais arranger ça en achetant une version Blu-ray. Ben believe me, niveau image, c’est le pire Blu-ray que j’aie jamais vu, on se croirait devant une VHS des années 70. Pourtant l’édition vient de chez Carlotta-MK2, généralement plus « sérieux » sur les galettes qu’ils mettent en vente.

Chef-d’œuvre quand même…


PAUL VERHOEVEN - LE QUATRIEME HOMME (1983)

 

Veuve noire et instinct basique ...

« Le quatrième homme » est le dernier film exclusivement néerlandais de Paul Verhoeven. Le suivant (« La chair et le sang ») sera un financement européen, lui vaudra un petit succès controversé (tout est dit dans le titre) et lui ouvrira les portes d’Hollywood avec des succès souvent accompagnés d’un arrière-goût de soufre au box office.

Paul Verhoeven, Jeroen Krabbé & Renée Soutendijk

Bon, soufre et Verhoeven, c’est un classique de la rime cinématographique. Quasiment tous ses films prêtent à controverse(s). Sauf un, « Le choix du destin » en français (« Soldaat van Oranje » chez les Bataves). Souvent considéré comme le plus grand film néerlandais de tous les temps, on a au contraire plutôt reproché à cette fresque sur la Seconde Guerre Mondiale vue et vécue par un groupe de jeunes potes néerlandais, d’être trop lisse, trop convenue, trop consensuelle (ce qui ne sera pas le cas presque trente ans plus tard de son quasi jumeau – du moins par la thématique – « Black book »). Parce que Verhoeven, à ses débuts, c’était des films provos, plus ou moins drôles, en tout cas loin du consensuel. Et donc le Paulo, pour ce qui allait constituer ses adieux cinématographiques au pays qui l’avait vu naître, va pas y aller avec le dos de la cuillère … If you want blood et full frontal nudity (des mecs, des nanas, des mecs et des nanas, des mecs ensemble, …) vous allez être servis.

Si vous voulez des rapports impies avec la religion, aussi. Tiens, vous vous souvenez du clip de Madonna « Like a prayer » (gros succès et gros scandale en 89) ? On y voyait la Louise lécher les pieds d’un Christ (noir par-dessus le marché) avant de se livrer à une danse peu catholique tout nombril en avant. Si vous voulez mon avis, elle a dû voir « Le quatrième homme », où l’on voit l’acteur principal, embrasser dans une église les jambes en bois sombre du Christ crucifié, jambes qui deviennent celles d’un éphèbe en slip, slip qui va vite finir sur ses chevilles, et comme le héros est un homo, je vous raconte pas la suite (non, vous risquez d’être surpris, c’est pas ce que vous croyez …).

« Le quatrième homme » commence par un écran noir de presque une minute, sur fond de musique synthétique glaciale. Les premières images nous montrent une araignée (une veuve noire) prendre et tuer trois moucherons dans sa toile avec en surimposition le générique qui défile en lettres rouge sang. Quand le générique est terminé, la caméra va un peu plus bas sur la droite, où trône sur un meuble une petite statue de la Vierge, et poursuivant son chemin, vers un lit où se réveille un type. Qui se réveille super gueule de bois, mains tremblantes et bite pendante, descend au rez-de-chaussée où un blondinet joue du violon. Le gars étrangle le violoniste. Seconde scène, le gars est en bas de l’escalier, on comprend qu’il est en couple avec le violoniste, et il lui annonce qu’il est à la bourre pour partir donner une conférence. La première scène de l’étranglement était donc un cauchemar. Et des rêves, des cauchemars ou des visions prémonitoires, tout le film en est farci, et tout est fait pour que le spectateur ne sache pas s’il s’agit de rêves ou de réalités, c’est généralement la scène suivante qui nous l’indique. Le procédé n’est évidemment pas nouveau, c’est sa multiplication qui en fait l’originalité.

Le mec à la gueule de bois (sacré picoleur, ça lui jouera des tours) est un écrivain, Gérard Rêve (inspiré d’un vrai écrivain néerlandais controversé, forcément controversé tout comme Verhoeven qui s’appelle Gerard Reve ouais, Verhoeven a fait – volontairement - un jeu de mots sur le nom et un des axes majeurs du film que seuls les Français peuvent comprendre). Le Gérard prend un journal au kiosque de la gare, et en bon homo à la recherche d’un p’tit coup, tourne autour d’un éphèbe en train de mater un mag porno (féminin), monte dans son train, où une blonde avec un nourrisson lui inspire d’autres visions sanglantes. Pour vous dire que Verhoeven a fait profond dans la réflexion, cette blonde qui retrouvera son Jules à la descente du train, c’est la Vierge Marie (elle servira plusieurs fois de guide et/ou d’ange gardien à Gérard), son mari c’est Dieu et son bambin, of course Jésus (c’est Verhoeven qui le dit, l’ange gardien j’avais compris, la Trinité, ça m’avait échappé). Faut dire que Verhoeven multiplie plein d’allusions, souvent de l’ordre du subliminal ou de l’ésotérique (que ceux qui pigent toutes les symboliques du film au premier coup se fassent connaître, y’a rien à gagner), comme une réponse à ceux qui l’avaient accusé de faire du cinéma « léger ».

Les choses deviennent plus simples lorsque le Gerard se fait vamper à sa conférence par Christine (là encore, étymologie du prénom, alors que c’est elle le personnage diabolique – ou pas – du film) une sublime blonde androgyne en rouge (forcément en rouge, c’est la couleur dominante du film) silhouette et coiffure à la Sylvie Vartan des années 80, 90, ou plus tard, je sais pas, j’ai jamais été fan des voix bulgares, surtout chantées faux … Elle l’amène chez lui, il réussit à la sauter (difficilement, mais il est un peu bi à ses heures perdues). Elle est veuve, riche, propriétaire d’un institut de beauté (le Sphinx, doté d’une enseigne en néons, mais y’en a qui marchent pas, on lit Spin, faut avoir fait néerlandais en première langue pour savoir que spin, ça veut dire araignée). Et elle fume des Dunhill International. Et là vous vous demandez pourquoi je cause des Dunhill Inter ? Ben facile, c’est les clopes que moi je fume … A partir de cette nuit passée ensemble, whisky aidant, les rêves ou pas, cauchemardesques ou prémonitoires vont se multiplier pour le Gérard. Avec un enchaînement croquignolet de trois vaches encore saignantes pendues dans un mausolée au-dessus de jarres contenant leur sang, avec une quatrième jarre en attente. La scène suivante, Gerard se réveille, commence à caresser Christine, qui saisit une grosse paire de ciseaux et … ben oui, vous avez deviné …

Evidemment, toutes ces visions prendront sens quand Gerard découvrira que Christine a été mariée trois fois et s’est retrouvée veuve trois fois. Des bobines de Super 8 trouvées dans un secrétaire laissent à penser qu’elle est peut-être bien pour quelque chose dans la mort de ses trois époux. Dès lors, Gérard serait-il le quatrième ?

A ce stade, y’a un titre de film qui clignote, celui de « Basic instinct », de, tiens comme c’est bizarre, Paul Verhoeven. Ben oui, d’ailleurs il s’en cache pas, le personnage de Cathy Tramell est un décalque de celui de Christine dans « Le Quatrième Homme », Verhoeven a toujours eu tendance à se plagier …

« Le Quatrième Homme » plutôt concis (une centaine de minutes), n’en reste pas moins un pavé. Et comme tous les pavés, quand tu le prends dans la gueule, tu trouves que c’est lourd. Il embrasse plein de genres (le polar, le thriller, le psychologique, l’érotique) multiplie des symboliques parfois absconses et donc pas faciles à suivre. Les deux acteurs principaux (Jeroen Krabbé et Renée Soutendijk) font partie des habitués de la période européenne de Verhoeven. Ils tenteront eux aussi une carrière américaine, avec nettement moins de succès (pour être gentil) que leur metteur en scène.

« Le Quatrième Homme » au vu de ce que je connais de la filmo de Verhoeven, est certainement son plus glauque. Mais pas son meilleur, tant le hollandais violent semble se bonifier dans ses vieux jours. « Black book », « Elle » et « Benedetta » sont pas mal du tout, mais désolé Paulo, j’ai jamais été fan de tes succès intergalactiques genre « Robocop », « Total recall » ou « Basic instinct » …


ZHANG YIMOU - LE SORGHO ROUGE (1987)

 

Une couleur : rouge ...

« Le sorgho rouge » est le premier film de Zhang Yimou. Et de Gong Li. C’est le film qui les a révélés au monde dit libre (Ours d’Or au festival de Berlin en 1988, ce qui n’est pas une petite récompense). C’est aussi le film qui a annoncé le début d’un renouveau du cinéma chinois, après des décennies de mise en images de la propagande communiste.

Gong Li, Mo Yan, Jiang Wen, Zhang Yimou

« Le sorgho rouge » c’est un film qui comme son pays d’origine, la Chine, cherche « l’ouverture » vers l’Occident, mais se base sur la tradition et les traditions. La tradition historique de la Chine (communiste ou pas) et de son meilleur ennemi japonais, qui a plusieurs fois envahi le continent, d’où la haine séculaire des Chinois pour le voisin insulaire. L’invasion débutée par le Japon en 1937 sera au cœur du dernier tiers du film. Les traditions, on les retrouvera pendant des décennies dans le cinéma asiatique (au sens large, de l’Inde à la Corée, en passant par la Chine et le Japon), où une grande part des scénarios met (souvent exagérément) en avant les histoires, contes, légendes, us et coutumes locales.

Dans « Le sorgho rouge » l’histoire débute en 1929 et se termine dix ans plus tard. Elle est narrée en voix off par le petit fils de l’héroïne (dans la version sous-titrée en français, c’est « grand-mère », en V.O. elle a un nom et un prénom). On ne voit jamais le narrateur. Bon, on s’en passe, il vaut mieux voir Grand-Mère, interprétée par la sublime Gong Li, vingt-deux ans et dont c’est le premier film. Faut préciser qu’être la compagne de Zhang l’a quelque peu aidée à obtenir le premier rôle. Zhang a une quinzaine d’année de plus, et est un directeur de la photo quasiment attitré d’une gloire oubliée et oubliable, un cacique du cinéma de propagande dont j’ai la flemme de rechercher le nom. « Le sorgho rouge » est basé sur deux nouvelles d’un futur Prix Nobel de littérature (en 2012), Mo Yan. C’est au niveau de ces deux sources du scénario que le bât blesse un peu. La transition est abrupte entre les deux parties du film, une paire de personnages secondaires ayant eu des évolutions passées sous silence, quelques intrigues développées dans la première partie sont abandonnées …

Gong Li

Gong Li est la neuvième fille d’un couple de paysans pauvres (pléonasme). Elle est « échangée » contre un âne, pour devenir la femme d’un riche propriétaire d’une distillerie élaborant une sorte de gnôle à base de sorgho rouge, dont les champs entourent son domaine. Problème, l’époux a la cinquantaine et la lèpre … Gong Li est amenée à l’intérieur d’un palanquin porté par quatre types et suivi par des musiciens du coin. Ces rustiques, selon la tradition, ne doivent ni la voir, ni l’approcher. Ils commencent à se lâcher au milieu de paysages arides jaune orangé, se lancent dans des chants paillards, agitent le palanquin façon space mountain, et les plus enhardis suggèrent à la jeunette de passer un bon moment avec eux plutôt qu’avec son futur vieux lépreux. Chemin faisant, au milieu des immenses plaines de sorgho, le convoi est attaqué par un bandit armé et masqué, que tous prennent pour Sanpao, terreur légendaire locale. Sauf que ce n’est qu’un amateur qui sera tabassé à mort par les porteurs du palanquin. L’un d’eux s’enhardit, allant jusqu’à caresser le pied de la promise.

Qui finalement arrive à la ferme, bien décidée à ne pas se laisser toucher par le lépreux (elle a planqué une paire de ciseaux de taille respectable dans ses vêtements). Lequel mari fera pas de vieux os, on le trouve la nuit suivante assassiné. Les soupçons se portent sur le porteur entreprenant qui fera vite sa réapparition, d’abord éconduit, avant de finir par partager le lit de celle qui est devenue la patronne de la distillerie. Un enfant, le père du narrateur ne tardera pas à venir au monde.

Entre-temps, Gong Li a dû se faire accepter par le personnel de la ferme, en prendre la direction, et continuer la fabrication de sa liqueur de sorgho. Elle se sera aussi fait kidnapper par le vrai Sanpao, sera libérée on ne sait pas trop pourquoi ni comment par son amant, qui ira défier le bandit dans sa boucherie …

L'amant (Jiang Wen)
Dix ans plus tard, alors que les envahisseurs japonais arrivent dans leur bled, Gong Li et son mari-amant vont initier la résistance, et certains protagonistes vont réapparaître de la première partie (le bandit, le régisseur, le boucher, …) avec des fortunes diverses (no spoil) …

Contrairement à ce que pourrait penser son synopsis, « Le sorgho rouge » n’a rien d’un film léger et romantique. C’est un film âpre, violent. Voire plus, lorsque les Japs entrent en scène (exécutions sommaires, tortures à base de dépeçage de prisonniers vivants). C’est aussi un film qui fait passer des messages dans la ligne du parti. Finement, mais bon, on est deux ans avant Tien An Men, faut faire gaffe. Gong Li, à la tête de la distillerie, entend gérer différemment (« on partagera les bénéfices », argument qui fera rester les hésitants prêts à l’abandonner), elle véhicule l’image de la femme forte, décidée, chef de file de la rébellion, alors que son compagnon ne fait que la suivre … Et dépeindre les Japonais aussi cruels ne peut que plaire au Peuple et à ses dirigeants à casquette et cols Mao …

« Le sorgho rouge » par son scénario et son traitement, ne serait qu’une fresque « positive » un peu naïve et violente à la fois. La réalisation de Zhang va faire la différence. « Le sorgho rouge » est avant tout un choc visuel. Deux couleurs dominent, le jaune orangé des terres, et le vert des plants de sorgho couchés par le vent. Et tout en haut du spectre colorimétrique, le rouge écrase tout. Depuis le début (le palanquin, les habits de Gong Li), jusqu’au final en sursaturation, où tout est rouge, le sang, l’alcool de sorgho, le coucher de soleil, un rouge (c’est le but) qui fait se plisser les yeux, lorsque commence à s’inscrire le générique, on était à la limite du supportable. Pas besoin de son, de mouvement, cette explosion de rouge saturé se suffit à elle-même … la technique de Zhang ne se limite pas à une savante manipulation de filtres de couleurs. On passe de gros plans (amoureux, on pense à Godard filmant Anna Karina) de Gong Li, à des scènes méticuleusement chorégraphiées (les séquences du palanquin au début, les rituels et les chants entourant la distillation du sorgho), à des panoramiques majestueux (des paysages quasi désertiques très Utah Valley, un coucher de soleil majestueux sur les immenses plaines de sorgho). Pour son premier film, Zhang prouve qu’il a des choses à dire et à montrer, et qu’il sait comment s’y prendre caméra au poing pour les dire et les montrer, et fait preuve d’une maturité artistique certaine.

La reconnaissance critique pour « Le sorgho rouge » sera mondiale, mais le film est bien trop différent de ceux qui remplissent les salles pour avoir un quelconque succès public (en gros, le genre de machin qui sera diffusé à pas d’heure sur Arte). C’est quand il en prendra le parfait contrepied quelques années plus tard (le huis clos à la place des grands espaces campagnards), que Zhang signera son chef-d’œuvre (« Epouses et concubines » toujours avec Gong Li), avant de devenir plus ou moins le cinéaste mainstream et « officiel » de la Chine …


Du même sur ce blog :

Epouses Et Concubines



Pas de bande-annonce trouvée, juste un clip de piètre qualité sur Gong Li dans le film



JEAN-PIERRE & LUC DARDENNE - LE GAMIN AU VELO (2011)

 

En roue libre ?

Les Dardenne, on le sait, en plus d’être belges, ont une résidence secondaire à Cannes, du côté du Palais des Festivals. On ne compte plus leurs films sélectionnés, ni leurs récompenses sur la Croisette, deux Palmes d’Or (pour « Rosetta » et « L’enfant »), et une palanquée de récompenses, dont un Grand Prix du festival pour « Le gamin au vélo ».

Dardenne, Doret, de France & Dardenne Cannes 2011

Ce minot et sa bécane, on s’en doute, n’est pas une comédie ou un thriller haletant. Les Dardenne font du Dardenne, comme si t’avais refilé une caméra à Mimile Zola, ou comme une version wallonne de Ken Loach. Du cinéma social pour faire simple. Avec des constantes, des petits budgets, des tournages en extérieurs, un personnage principal de toutes les scènes, une histoire qu’on prend en route, une fin « ouverte », …

« Le gamin au vélo » présente deux particularités. Le personnage principal, Cyril, est un gosse d’une douzaine d’années joué par un débutant (Thomas Doret, qui deviendra un acteur récurent des frangins). L’autre personnage principal, Samantha, est joué par la « star » féminine du Plat Pays, Cécile de France. Pour la première fois de leur déjà longue litanie de films, les Dardenne Bros font appel à quelqu’un de connu et de reconnu, « bankable ». Pour le reste, on change pas trop le casting gagnant des films précédents (Fabrizio Rongione, Jérémie Rénier, Olivier Gourmet), même si ces trois-là sont assez incompréhensiblement sous-employés (une apparition fugace de Gourmet en patron de bar, trois scènes pour Rénier et Rongione).

La bonne rencontre ...

Bon, je suis plutôt preneur du cinéma des frangins. Mais « Le gamin … », il m’a toujours laissé une impression mitigée, bien que beaucoup le considèrent comme la masterpiece des Dardenne. Ce gamin, on a envie de le gaver de torgnoles tout du long du film, parce que c’est une sacrée tête à claques. Et par réaction, on comprend pas pourquoi la Samantha s’en entiche, alors qu’il lui balance des beignes, fout sa vie de couple en l’air, la plante avec des ciseaux, lui coûte cher parce qu’il faut payer pour les conneries qu’il fait …

Dès le départ, on voit que le Cyril, c’est pas un gosse facile. Il est dans un centre spécialisé, limite carcéral pour cas « difficiles ». Son idée fixe, c’est d’en partir pour retrouver son père et surtout le vélo (de cross ou tout-terrain, j’y connais rien en bécanes et entend bien continuer ainsi) que ce dernier lui a offert. Comme son père répond jamais au téléphone, les tentatives « d’évasion » se multiplient. On voit que le gamin est pas du genre commode, taciturne et replié sur lui, mais capable de monter très vite et très haut dans les tours … jusqu’au jour où il réussit à se faire la belle de sa taule éducative, s’en va dans une cité pas folichonne de Seraing, sinistre patelin déjà mis à l’honneur (?) dans « Rosetta », à l’appart de son paternel, mais le vieux est plus là, et le vélo non plus. Les éducateurs qui le traquent sont sur ses traces pour le ramener au centre éducatif, Cyril rentre dans un cabinet médical et s’agrippe à une nana dans la salle d’attente pour pas suivre les éducs. Peine perdue, ils l’embarquent, sauf que cette séquence va s’avérer déterminante.

La mauvaise rencontre ...

La femme à laquelle il s’est accroché, c’est of course Samantha – Cécile de France, coiffeuse à son compte de son état dans ce quartier plus ou moins difficile. Elle va lui racheter son vélo, devenir sa famille d’accueil le weekend, l’aider à retrouver son paternel, et le sortir de toutes les situations glauques où il s’enferme. Sans rien recevoir en retour, hormis insultes, beignes, coup de ciseaux façon couteau, et emmerdes à tous les étages car le Cyril il dérape. Souvent. Et finira même, sous l’influence néfaste du dealer du coin, par braquer à coups de batte de baseball un libraire et son gosse …

Moi, c’est là que ça coince … Le gamin caractériel et pas reconnaissant, je veux bien … mais la Samantha qui envers et contre tout (et tous) s’obstine à aider et pardonner à ce sale morveux, désolé, je comprends pas … J’ai bien saisi que les Dardenne ne voulaient rien dire sur elle, mais le personnage n’est pas crédible (une femme en manque d’enfant, une mère refoulée, le souvenir d’un parent, d’un ami, d’une connaissance, que sais-je …). Plus le gamin lui pourrit la vie (son mec qu’elle voyait occasionnellement, elle finit par le larguer, parce qu’il en a plein les bottes du gamin), plus la situation semble sans issue (le paternel, joué par Jérémie Renier, qu’elle finit par retrouver est cuistot d’un petit restau, ne veut pas assumer sa paternité pour plein de raisons qu’il croit bonnes, et ne veut plus revoir son fils), plus la Samantha tente de multiplier les signes d’affection au chenapan qui n’en a rien à secouer … Et quand le Cyril semble sur la voie de la rédemption et du « droit chemin », ce sont les conneries qu’il a faites auparavant qui le rattrapent …

A la recherche du père...

Pour moi, avec « Le gamin au vélo », les Dardenne ont poussé trop loin tous les curseurs qui définissent leurs films. On est en terrain connu. Il y a un style Dardenne Bros … Ils nous montrent le parcours d’un « déclassé », on est dans le milieu « populaire », il y a cette fascination pour le bitume (on marche beaucoup sur les trottoirs, on traverse beaucoup les routes ou les rues), il y a cette mise en scène caractéristique (les gros plans, les petits espaces, ces scènes très répétées en tout petit comité parce qu’il faut pas gâcher de la pellicule et mobiliser toute l’équipe technique, on ne place la caméra que quand on est sûr du coup, cinéma à « petit budget » oblige …). Sauf que l’on sent trop que ce gamin d’une douzaine d’années, il joue un truc écrit pour lui par deux types qui ont cinq fois son âge … je suis peut-être passé à côté, mais j’ai l’impression que l’empathie va aller beaucoup plus sur Samantha que sur Cyril, ce qui me semble à l’opposé du but recherché …

Bon, le film est pas ignoble, parce que les Dardenne, ils montrent des choses, et posent en filigrane les bonnes questions, beaucoup mieux qu’une litanie de discours prétendus sociaux ou résolument populistes, ils nous mettent face à la dark side du monde merveilleux dans lequel on est censé vivre.

Et puis, un film qui pastiche à une paire de reprises « Le voleur de bicyclette » (parce que dans ces quartiers-là, si tu surveilles pas ta bécane comme le lait sur le feu, tu te la fais piquer et t’es obligé de courser celui qui te la chourave) ne peut pas être foncièrement mauvais. Même si les frangins ont à mon sens fait mieux …


Des mêmes sur ce blog :

Rosetta


PETER GREENAWAY - LE CUISINIER, LE VOLEUR, SA FEMME ET SON AMANT (1989)

 

La grande malbouffe ?

Bon, par où commencer ? Tiens, par la conclusion … J’aime pas ce film. Pour plein de raisons. Peut-être pas bonnes, mais je m’en fous, j’envisage pas de devenir pigiste à Télérama ou aux Cahiers du Cinéma …

« Le cuisinier … », je le mets dans le même sac que « Salo ou les 120 journées de Sodome » de Pasolini ou « La grande bouffe » de Ferreri, un film pour voyeurs malsains à tendance SM. De la première scène (une humiliation à base de tartinage de face avec de la merde de chien lavée en suite à la pisse) à la dernière (une mise en scène théâtrale et opératique de cannibalisme), cœurs sensibles s’abstenir. Pourtant, c’est pas le genre d’images qui va m’empêcher de dormir la nuit, les grosses ficelles scato ou révulsives, j’assimile, et je comprends parfaitement que ça se justifie dans un film. A condition que ça serve à quelque chose, et d’abord au film …

Greenaway & Bohringer

Mais là, sorry, ça sert à quoi ? Parce qu’entre les deux « sommets » du début et de la fin, ce qu’il y a entre est loin d’être soft (violence physique, verbale, scènes d’humiliation, de tabassage, de meurtre, du full naked, une petite pipe par ci par là, et j’en passe …). D’ailleurs les Ricains, éternellement traumatisés par le code Hayes, envisageaient le fameux Rated X pour le film, reléguant ainsi sa diffusion aux salles dédiées au porno. Finalement, « Le cuisinier … » s’en sortira avec une interdiction au moins de 16 ou 17 ans partout dans le monde (si tant est qu’il ait eu une distribution mondiale, je suppose que Greenaway et son équipe sont pas allés assurer la promo à Ryad, Manille, Islamabad ou Pékin).

Greenaway, il est responsable du scénario et de la mise en scène. C’est un British vrai de vrai, né dans un quartier populaire de Londres (le même que celui de Ian Dury, celui qui chantait en 77 « Sex & drugs & rock’n’roll », d’ailleurs les deux se connaissent, sont potes, et Ian Dury a un petit second rôle dans le film), et qui est venu au cinéma après plusieurs années passées dans une école d’art où il a appris la peinture dans l’intention d’en faire son métier. Ce qui ne se révèle pas totalement inutile quand ensuite on fait du cinéma, on sait jouer avec les couleurs. Et là, c’est un des points positifs du film (il y en a quand même quelques-uns), cette utilisation de la gamme des couleurs. « Le cuisinier… » a été entièrement tourné en studio. Chaque endroit dans lequel évoluent les personnages a sa couleur, poussée aux limites de la saturation : le bleu pour la rue extérieure, le vert pour la cuisine, le rouge pour la salle de restau, le blanc pour les toilettes, le jaune orangé pour les espaces moins utilisés (l’hôpital, la bibliothèque). L’essentiel des costumes est de la même couleur que le décor, et quand les personnages changent de lieu, la couleur de leurs habits change aussi (raccords compliqués à faire, y’avait pas le numérique à l’époque). Tous ces costumes sont signés d’un type qui commence à avoir une grosse réputation, Jean-Paul Gaultier. Pour l’anecdote, Madonna en rachètera un porté dans le film par Helen Mirren. Qui devait pas être trop usé, parce que la belle Helen passe plus de temps à poil que vêtue … Et tant qu’on est dans le rayon couleurs et peintures, dans la salle de restau trône un immense tableau, et comme j’y connais rien en taches de gouaches, je croyais que c’était un pastiche de « La ronde de nuit » de Rembrandt, en fait c’est une vraie œuvre originale d’un type dont j’ai la flemme de chercher le nom sous forte inspiration Rembrandt. Et les convives principaux sont habillés comme les miliciens du tableau.

La salle de restaurant

La base du script du film tient en trois lignes : dans un restau huppé, vient tous les soirs faire ripaille une bande de malfrats incultes et vulgaires. La femme du chef de bande quitte régulièrement ces lourdauds pour aller tirer un p’tit coup en cuisine avec un intello bcbg, jusqu’à ce que son mec en soit informé et que tout, si tant est que ce soit encore plus possible, parte en vrille … voilà, trois lignes j’avais dit … Était-ce nécessaire pour cela que chaque scène soit construite uniquement pour être choquante, dérangeante, montrer la bêtise, la cruauté, la veulerie des personnages, that is the question. Greenaway y répond dans une discussion sur son film, et de façon pas toujours convaincante. « Le cuisinier … » serait un film pour dénoncer le thatchérisme, et sa politique ultralibérale dans laquelle le fric est roi, et permet toutes les ignominies à ceux qui en ont. Soit … Le film serait un hommage aux dernières pièces de Shakespeare, paraît-il les plus sombres de son œuvre, montrant plein cadre les abominations qui au théâtre se passent hors scène. Re-soit. « Le cuisinier … » ferait implicitement référence au nazisme et à l’Holocauste (notamment quand la femme et son amant rentrent nus dans un camion frigo rempli de viande avariée lorsque le mari-voleur les recherche, les portes du camion-frigo qui sont refermées par le cuisinier assurant le parallèle avec les chambres à gaz), c’est pour cela que l’on doit montrer la nature humaine dans toute la noirceur absolue qu’elle peut atteindre. Re-re-soit … Tout ça pour finir par une dernière longue scène, figurant une sorte de Jugement dernier dans un décor évidemment rougeoyant, où l’expiation se fait sous les yeux des victimes … Que celui qui a décelé tout ça au premier visionnage me fasse signe, j’ai des équations à multiples inconnues et variables à résoudre …

Les toilettes

Pour faire un film, il faut aussi des acteurs. Selon Greenaway, celui autour duquel tout le casting a été construit, c’est Richard Bohringer. Choisi pour la démesure épique qu’il donnait à ses personnages. Bizarrement, à part un face-à-face tendu avec le chef mafieux, il est tout en retenue, passant le film à arrondir les angles lorsque les situations dégénèrent, et à favoriser les ébats puis la fuite des deux amoureux. Les amoureux, ce sont Helen Mirren, la femme du truand et l’intello placide pour qui elle a eu le coup de foudre. L’amant, inconnu depuis disparu des radars, n’a de toutes façons qu’un rôle secondaire. Helen Mirren, la quarantaine gironde, est comme souvent excellente dans les mauvais films, avant qu’on se décide à reconnaître son talent et lui en faire tourner des bons. Celui qui crève l’écran, c’est le truand. Interprété par Michael Gambon, physique à la Pavarotti, et jeu à la Falstaff, en encore plus lubrique, obscène, violent et truculent que le personnage d’opéra (opéras qui constituent l’essentiel de la bande-son). Autour de Gambon, une petite troupe de séides et de traînées, tous plus bêtes et méchants les uns que les autres. Parmi ces petits seconds rôles, le quasi-débutant et futur grand pote de Tarantino, Tim Roth (qui finira par cachetonner dans les Hulk de chez Marvel, tout comme Gambon le fera dans la série des Harry Potter) …. A noter que pour la véracité de certaines scènes en cuisine, ce sont les vrais employés du prestigieux Hotel Savoy de Londres qui sont aux fourneaux …

La cuisine

En conclusion-bis, je dirai que ce film au titre de fable de La Fontaine et sans réellement de morale (si, si, j’ai vu et à peu près compris la fin, mais je vais pas spoiler) est plutôt indigeste. Comme à peu près tous ceux de Greenaway que j’ai visionnés … Pénible et complaisant un jour, pénible et complaisant toujours ?

Conclusion-ter, une citation de Peter Greenaway : « il y a des choses particulièrement horribles dans ce film que j’ai du mal à regarder moi-même ». Pas mieux …





ABBAS KIAROSTAMI - LE VENT NOUS EMPORTERA (1999)

 

Non-dits et non-vus ...

Nombre de pays du plus ou moins proche Orient, ont une vraie tradition cinématographique. La Turquie (Güney, Akin, Ceylan), l’Inde (l’antique Satyajit Ray, un des dix plus grands cinéastes de tous les temps, et maintenant les productions à la chaîne de Bollywood), et l’Iran.

Abbas Kiarostami

L’Iran présente la particularité de s’être révélé aux cinéphiles lorsque s’est mise en place la dictature des ayatollahs et autres mollahs. C’est dans des conditions peu favorables au développement du monde artistique que s’est révélé Abbas Kiarostami. On imagine les difficultés à exercer son art dans le contexte. Pas question de faire de la résistance caméra au poing, même pas de façon elliptique. Kiarostami va s’attacher aux racines du cinéma, et faire de ses films un manifeste artistique.

Avec évidemment les moyens du bord. « Le vent nous emportera » est le dernier de son quartet majeur (après « Au travers des oliviers », « Le ballon blanc » et « Le goût de la cerise », tournés quasiment à la suite).

Au premier visionnage, on se dit que « Le vent … » n’est pas un film. Difficile de dire de quoi il est question. « Le vent … » se mérite, tous les détails comptent, dans lequel le non-dit et le non-vu importent plus que ce qu’on voit et entend.

Il paraît que le scénario tenait à l’origine en deux pages. Kiarostami l’aurait réduit à trois lignes. Six mois de préparation et de repérages et trois semaines de tournage, avec un casting composé uniquement d’amateurs, et la plupart du cru. C’est-à-dire d’un petit village du Kurdistan iranien.

Scène d'ouverture

C’est ce petit village que cherchent les occupants d’un 4X4 dans la première scène. Plan panoramique gigantesque au milieu d’un paysage magnifique. Le 4X4 est sur une route campagnarde poussiéreuse, on entend les dialogues de ses occupants (trois ou quatre ?) à la recherche de points de repère, dans des espaces où il ne semble pas y avoir âme qui vive. On comprend qu’ils sont missionnés, qu’il cherchent quelque chose ou quelqu’un. Le premier humain rencontré est un gosse assis sur un rocher qui apparemment les attend et les guide vers le village, son village. Il a été averti de leur venue, ils lui disent qu’ils sont ingénieurs à la recherche d’un trésor (on sait par leur discussion que ce n’est pas le cas), c’est un secret qu’il ne doit pas révéler. Alors qu’ils arrivent au village (magnifique plan large et extraordinaire patelin que Kiarostami a mis des mois à dénicher, maisons précaires qui s’imbriquent entre elles au cœur des versants abrupts de deux collines), le 4X4 tombe en rade, et un des occupants et le gosse finissent le chemin par un raccourci dans les rochers. On ne le sait pas encore, mais ce type est le seul des occupants de la voiture que l’on verra ; les deux autres seront présents dans quelques scènes, on entendra leurs propos, on verra fugitivement des silhouettes, jamais leur visage (c’est même Kiarostami qui « joue » l’un des deux).

On apprendra pendant le film que ce ne sont pas des scientifiques, mais une équipe de télévision venue là pour assister à la mort d’une très vieille femme malade et au rite funéraire particulier qui doit suivre. Evidemment, l’insistance du photographe ? reporter ? (on dira qu’il est journaliste pour faire simple) à essayer d’obtenir des nouvelles de la malade fera découvrir le pot-aux-roses par le gosse malin et l’instituteur du village.

Les personnages principaux

Ce photographe est de toutes les scènes du film. C’est un acteur débutant (de bien quarante piges), et on ne le reverra que dans une poignée de films dans des rôles secondaires. Tout le reste du casting est composé d’amateurs, la plupart vrais paysans habitant dans les deux villages filmés (l’action se passe dans un seul village, mais deux ont servi de lieux de tournage). Ce qui ne sera pas sans poser quelques problèmes, notamment au niveau des femmes, qui refuseront de jouer, après quelques fois avoir participé à une scène (celle qui à le rôle de la serveuse de la maison de thé a une longue scène, elle devait en avoir d’autres, on ne l’apercevra que sur une paire de plans, manifestement pas de bonne humeur), ce qui obligera Kiarostami à revoir son scénario quasiment au jour le jour. Autre problème du « casting », le gosse d’une dizaine d’années très présent. Choisi lors des repérages, le gamin prendra ce choix très au sérieux, ira prendre des cours de diction en ville pour pouvoir « assurer » lors du tournage. Problème, il perdra son accent provincial, et donc sa « couleur locale ». Grosse colère de Kiarostami, qui lui demandera de retrouver son parler habituel, mais revers de la médaille, le gosse aura toujours tendance à jouer sous pression, à aller chercher un regard approbateur de Kiarostami, et il faudra bien souvent multiplier les prises … De plus, on est dans l’Iran profond, à 700 km de Téhéran, dans une communauté minoritaire (les Kurdes) et donc un peu oubliée du pouvoir central. Kiarostami nous dit que ces paysans-là vivent strictement au gré des saisons (belle saison aride, hivers très rigoureux), il a tourné en été, donc les paysans étaient réticents pour faire de la figuration, parce qu’il y avait énormément de taf aux champs.

Blue is the colour ...

Holà, garçon, tu es en train de nous causer d’un film sans moyens, sans scénario, sans acteurs, et tu vas nous dire que c’est bien, qu’il faut voir ce machin ? Affirmatif, messires. Parce qu’il y a une histoire, à la limite du suspens (elle va décaniller la vieille ou pas ?), du comique (enfin pas façon Tuche) de répétition, témoin ce portable qui sonne dans le village, mais il faut courir au 4X4, aller sur la colline où est le cimetière pour avoir du réseau et le contact avec le monde extérieur. Evidemment, on ne verra ni n’entendra jamais ce que disent les interlocuteurs, mais on comprend qu’il y a parmi les appels la femme du journaliste, et puis toute sa hiérarchie à Téhéran, et à mesure que les jours passent, les conseils ou les ordres qui viennent de « plus haut » à chaque fois.

Et puis, toute cette naïveté, cette spontanéité devant la caméra rendent tous ces gens « vrais », d’ailleurs la plupart ne jouent pas, ils sont devant l’écran ce qu’ils sont dans la vraie vie. Et la vraie vie de ces gens-là, elle prête un peu à sourire, mais on voit bien qu’on est en Absurdistan, témoin le gars qui creuse à la pioche une tranchée dans le cimetière, on le voit jamais, on l’entend juste discuter avec le journaliste, on sait pas pourquoi il est là, à quoi va servir son trou, mais il y passe sa vie. Et d’ailleurs sa vie il manquera la laisser dans son trou qui s’éboulera, il ne sera sauvé que parce que le « héros » traînait là portable à l’oreille, il va donner l’alerte au village, et c’est un vieux toubib à mobylette qui prodiguera les premiers soins et dirigera le blessé vers un hôpital en ville … Comme il a prêté le 4X4 pour transporter le blessé, il rentrera avec le toubib sur sa mob, ce qui donnera la meilleure scène du film. Visuellement époustouflante, ils sont sur un sentier qui serpente au milieu d’immenses champs de blés, on dirait qu’ils traversent dans un panoramique immense un tableau de Van Gogh (révélation, y’a pas que Malick capable de filmer le vent dans un champ, y’a aussi Kiarostami, et lui pour le tournage n’a qu’une seule caméra), pendant que le vieux docteur philosophe sur la vie et la mort, dans une version pas vraiment coranique de l’existence et de l’au-delà …

Van Gogh en mobylette ?

Ce qui permet d’appréhender le numéro d’équilibriste que doit accomplir Kiarostami au pays des Gardiens de la Révolution. Et quand on sait que le régime de Téhéran s’est considérablement durci depuis des années, on comprend que maintenant les gars filment en caméra cachée et font passer les bandes clandestinement à « l’Occident » (« Taxi Téhéran », où le superbe « Wadja » tourné par une femme en Arabie Saoudite). Et le titre du film est le dernier vers d’un poème récité par le journaliste (dans une étable obscure, à une jeune fille qui trait une vache, c’est la « copine » du fossoyeur) due à l’écrivain et réalisatrice iranienne Forough Farrakhzad (morte en 1967, considérée comme initiatrice de la Nouvelle vague cinématographique iranienne, et à ce titre rayée maintenant de la culture « officielle »).

Esthétiquement bluffant (on se demande ce que Kiarostami aurait pu mettre en images s’il en avait eu les moyens), « Le vent nous emportera » n’est pas une œuvre à mi-chemin entre documentaire et film comme parfois décrite, c’est pour moi de l’impressionnisme cinématographique, on te donne des éléments, des points de repère, et toi, spectateur, tu imagines ce que tu vois pas et n’entends pas. C’est en tout cas le point le point de vue de Kiarostami qui veut impliquer dans l’histoire qu’il raconte celui qui visionne son œuvre. Evidemment, il doit y avoir beaucoup plus de choses perceptibles en filigrane pour un Iranien (trois-quatre citations par les acteurs de poèmes persans, dont la compréhension et la symbolique m’échappent, entre autres choses), que par un frenchie moyen qui a pas du tout les mêmes références culturelles et historiques.

Ce qui ne m’a pas empêché d’être pris par cette histoire qui n’en est même pas une … Dépaysement culturel garanti …

ROBERT BRESSON - PICKPOCKET (1959)

 

Le Dogme ?

Celui-là, Robert Bresson, c’est un cas. Très particulier. Un des très rares à avoir une théorie complète sur l’art qui est le sien. Parce qu’on peut trouver quantité de types devant, à côté, ou derrière une caméra, qui définissent une méthodologie de travail à laquelle ils obéissent (plus ou moins longtemps). Ça peut concerner la façon de tourner, de préparer un film, un rôle, des thématiques de scénarii, de son, d’éclairage, que sais-je …

Robert Bresson

Bresson, il a passé sa vie à ruminer sur le cinéma (oups, le cinématographe), et de ses ruminations est même sorti un bouquin, ses Tables de la Loi à lui. Le bouquin s’appelle « Notes sur le cinématographe », est farci d’aphorismes parfois remarquables mais le plus souvent hermétiques et d’explications et de démonstrations aussi oiseuses que pénibles. Ce fascicule vite lu est une purge aussi illisible que du Kant ou du Saint-Simon, mais une référence incontournable de tout le milieu universitaire du cinéma. En gros, le cinéma, c’est pas ce que vous croyez, c’est juste une activité artistique de seconde zone qui consiste à mettre une caméra devant des acteurs qui par définition font semblant. Bresson, lui, il fait du cinématographe, qui est un vrai art et il utilise pas d’acteurs, mais des modèles. Et il filme la réalité, avec lumières et sons naturels. Quelques années après la parution de son bouquin, Lars Von trier et ses potes nordiques dépressifs tenteront avec le Dogme de redéfinir assez semblablement le cinéma …

Et le cinéma de Bresson, ça donne quoi ? Une palanquée de classiques pour listes des meilleurs films (« Journal d’un curé de campagne », « Un condamné à mort s’est échappé », « Au hasard Balthazar », « Mouchette », « L’argent »), dont ce « Pickpocket » fait aussi partie. Souvent en haut de la liste, ce doit être le plus austère, le plus glacial. Déjà que le mec Bresson est catho à peu près intégriste, quand il a décidé de faire un film tristos, ça donne forcément des envies de meurtre (ou de suicide …).

A l'Hippodrome de Longchamp

« Pickpocket », ça passera jamais en prime time sur TF1. Ni plus tard d’ailleurs. Avant même la première image, il faut se farcir un texte qui défile « ce film n’est pas du genre policier, l’auteur s’efforce d’exprimer, par des images et des sons … », et déjà là tu te dis que ça va être moins marrant que « Camping 23 ». « Pickpocket », c’est une tranche de la vie de Michel, jeune parigot qui vit dans un taudis sous les toits, qui refuse toute forme de travail et décide de gagner sa vie en piquant le portefeuille des autres. Comme il débute dans le métier, il se fait assez vite gauler à l’hippodrome de Longchamp, est relâché faute de preuves (personne a porté plainte), mais se retrouve confronté à un flic qui n’aura de cesse de vouloir le coincer durant tout le film. Michel a un pote « normal », Jacques, qui fait tout pour lui dénicher un travail respectable. Il a aussi une mère grabataire qu’il détrousse sans vergogne de ses économies et qu’il laissera crever toute seule, avec juste la compagnie épisodique de Jeanne, une voisine de palier qui a les yeux de Chimène pour lui, ce dont il semble se foutre royalement. Michel est aussi un théoricien qui expose un jour dans un troquet à son pote et au flic une vision assez nietzschéenne de la vie (il fait partie des hommes supérieurs qui peuvent s’affranchir des lois, parce qu’un grand voleur n’est pas un délinquant, mais un artiste). Michel n’aura de cesse de muscler son jeu, prendra des cours auprès d’un maître pickpocket, fera équipe avec lui, partira deux ans à l’étranger parce que ça sent le roussi pour lui, reviendra avec des velléités de rédemption, trouvera un vrai boulot, donnera son salaire à Jeanne pour qu’elle puisse élever le gosse que Jacques (le mec bien) lui a fait avant de l’abandonner. Pour subsister Michel retournera à Longchamp exercer ses talents de pickpocket, se fera menotter la main dans le sac, pour finir en taule où il s’apercevra un peu tard que si Jeanne vient le visiter, c’est par amour et non par charité … Voilà, moins d’une heure et quart et « fin » s’incruste sur l’écran.

Michel et Marie au bistrot

Le scénario en soi n’est pas inintéressant, pour faire simple on dira que c’est du cinéma social (beaucoup plus qu’un polar), sauf qu’il n’y a là-dedans aucune forme de sensibilité, d’émotion, de sentiment. Les acteurs (pardon, les modèles) sont le plus souvent immobiles, inexpressifs, et débitent leur texte d’une façon monocorde et nonchalante. Et pas parce que ce sont des amateurs. Bresson est un maniaque, limite tortionnaire, qui multiplie les prises pour avoir le résultat qu’il souhaite (l’histoire – ou la légende – prétendent que certains plans ont nécessité une centaine de prises). Le rendu, c’est une succession de plans serrés, de gros plans, de champs – contrechamps (jamais de panoramiques ou de mouvements de caméra) sur des acteurs le plus souvent statiques récitant des textes inexpressifs. Si on veut être méchant on dirait que c’est du « théâtre filmé » (ce contre quoi Becker se bat) mal joué …

Sauf qu’on finit par se laisser embarquer par cette histoire et que les « modèles » limite zombies de Becker évoluent dans un monde réel (suffit de voir les figurants à qui on n’a certainement pas demandé leur avis, regarder curieusement en coin (ou carrément de face) l’objectif, au milieu du brouhaha d’un bistrot, d’une station ou d’une rame de métro, d’un champ de courses) … Et dans cette histoire qui n’en est pas une, Becker rajoute une touche de réalisme et une de ses obsessions de grenouille de bénitier, la rédemption.

Michel et Marie à la prison

Le réalisme, c’est la présence dans le rôle du maître pickpocket, d’un vrai prestidigitateur (un certain Kassagi) qui utilise toute sa dextérité pour faucher larfeuilles, montres, et autres paquets de billets. Une leçon qui sera retenue par Jean Becker (au style épuré et glacial assez proche de Bresson), lorsqu’il confiera dans le fantastique « Le trou » le rôle du chef de la tentative d’évasion à un vrai taulard multirécidiviste et multi évadé.

La rédemption, c’est lors de son retour au pays quand Michel, qui contre toutes ses convictions jusque là affichées, travaille et file tout son salaire à la fille-mère de façon toute désintéressée.

Ça va sans dire, mais ça va pas plus mal en le disant, je suis pas exactement fan du travail de Bresson. Mais force est de constater que sa rigueur limite paranoïaque, finit par donner à ses films une patine toute particulière. En gros, il fait de la cold wave avant la Nouvelle Vague, et ni ses disciples désignés ou revendiqués (Becker, Rohmer, Duras, voire Melville) n’iront jamais aussi loin dans sa démarche jusqu’au-boutiste. Et les nordiques du Dogme ne reprendront que ses contingences techniques, leurs acteurs, bien qu’amateurs, étant beaucoup plus dans le pétage de plombs hystérique que dans l’immobilisme déshumanisé.

Une anecdote pour finir. Tous les acteurs de Bresson sont des amateurs, et quasiment aucun ne retournera ou ne fera carrière dans le cinéma(tographe). Sauf celle qui ici interprète Jeanne, Marika Green. Qui se fera méconnaître en enchaînant des seconds rôles oubliables dans des films oubliés, avant de devenir belle-sœur de Marlène Jobert et tante d’Eva Green, et d’obtenir un « grand » second rôle dans « Emmanuelle » (oui, oui, bande de pervers, on parle bien du même, Marika Green c’est l’archéologue en Jeep qui va initier Sylvia Kristel à l’amour entre femmes …).

Et pour faire mon Wes Craven, un grand non-remerciement à la maison MK2, qui a sorti ce film en Dvd, d’une qualité tout juste passable, et qui malgré sa courte durée (72 minutes), n’a pas trouvé de place sur la rondelle argentée pour glisser le moindre bonus, commentaire, bande-annonce,