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CANNED HEAT - BOOGIE WITH CANNED HEAT (1968)

 

Ascenseur pour l'échafaud ?

Canned Heat … J’ai arrêté de compter le nombre de fois où je les ai cités (souvent en compagnie de Status Quo) pour décrire d’une façon compréhensive par tous quelque chose de pénible et répétitif. Un truc bien ianch, quoi … Les Canned Heat, c’est malheur et misère à tous les étages. Les deux leaders et fondateurs du groupe claqués bien jeunes, ce qui n’empêche pas Canned Heat de bientôt entamer sa sixième décennie d’existence. Au répertoire, une litanie immuable de boogies monotones (dans tous les sens du terme), étirés pendant une demi-heure (voire plus) sur scène. Le tout d’un rigorisme et d’un ascétisme virant à l’idée fixe, à la trademark…

Vestine, Wilson, Hite, Taylor, De La Parra : Canned Heat 1968

Vous imaginez sans peine ce qui va suivre avec ce « Boogie with Canned Heat » …

Bon, vous vous trompez. Derrière le titre pléonastique, se cache un bon disque. Qu’il ne viendra certes à l’idée de personne de classer parmi les grandes œuvres des 60’s-70’s, mais s’il fallait en retenir un du Heat, c’est celui-là. Parce que durant leur période « royale », le groupe n’en a sorti qu’une poignée, et celui-ci dépasse de loin tous les autres. Et aussi et surtout, parce qu’il n’y a pas que des boogies, il y a aussi des blues (du boogie, du blues, il doit plus rester grand-monde, la plupart des lecteurs sont à ce stade retournés jouer en ligne, où voir si une blonde vulgaire, la quarantaine pas farouche, n’était pas venue consulter leur profil Tinder). Mais pas que. « Boogie … » est le disque le plus varié, le plus subtil de Canned Heat.

L’histoire commence à Westwood, quartier (celui de l’UCLA entre autres) de Los Angeles. Dans un magasin de disques consacré aux vieilles rondelles de blues, bosse le dénommé Bob Hite, pilosité néanderthalienne et carrure massive (son surnom « The Bear » n’a pas nécessité beaucoup d’imagination). Hite en plus d’être vendeur, est un collectionneur compulsif de ces préhistoriques galettes rustiques (mais pas un gestionnaire, il se séparera de ses dizaines de milliers de vinyles pour cause de faillite personnelle). Un de ses clients est Alan Wilson, redoutable bigleux (pour lui aussi, le surnom « Blind Owl » sera une évidence) toujours à la recherche d’une pièce rare en 78T ou en acétate. Le binoclard emmènera un jour sa guitare, le gros poussera la chansonnette, et après le long périple habituel des va-et-vient de personnel, des galères et des premiers concerts et enregistrements, une formation se stabilise, se professionnalise plus ou moins sous le nom de Canned Heat (en référence à une chanson d’un antique bluesman dont j’ai pas envie de rechercher le nom).

Bob Hite

Un premier album éponyme (quand je vous disais que Canned Heat et imagination ça rime pas) voit le jour début 67, et il est uniquement composé de reprises (de blues) et comme on le dit en termes diplomatiques, ne trouve pas vraiment son public. La rotation du personnel continue, et au trio en lice au début d’année (Hite, Wilson et le bassiste Larry Taylor), viendront s’ajouter le guitariste Henry Vestine (venu de la galaxie Frank Zappa) et le batteur Fito De La Parra rejoindra le groupe en studio qui enregistre ce qui deviendra « Boogie with Canned Heat ».

Sauf que … accident industriel. Durant l’été, le groupe en tournée (et en goguette) s’est fait serrer par les keufs, poches lestées d’herbe qui rend nigaud. En ces temps-là, période psychédélique ou pas, flics et justice rigolent pas avec la drogue, surtout quand ça concerne des corniauds de seconde zone. Le type qui leur sert vaguement de manager (Dick Taylor, rien à voir avec le bassiste) profitera de l’occasion. Il payera la caution pour faire sortir du poste (Vestine, qui jouait avec Zappa - lequel virait immédiatement tout musicien en possession ou ayant consommé des substances – avait esquivé la rafle) les quatre nigauds, moyennant la moitié des droits d’auteur sur leurs chansons et disques à venir. Autrement dit, fini les albums 100% reprises, le groupe allait devoir composer. Conséquence immédiate, une demi-douzaine de reprises déjà mises en boîte seront écartées, et paraîtront plus tard en bonus sur des rééditions (j’y reviendrai plus bas … si j’y pense). Mais, comme beaucoup à l’époque (Led Zeppelin sur son premier album), Canned Heat va enregistrer des reprises dont ils « oublieront » de créditer les auteurs.

Alan Wilson

Cas d’école, le dernier titre de l’album, « Fried Hockey Boogie », onze minutes au chrono. Ecoutez l’intro. Note pour note la même que celle de … « La Grange » de ZZ Top, sorti cinq ans plus tard. Etonnant ? Ben non, le Heat et les Texans ont pompé sans vergogne le « Boogie Chillun » de John Lee Hooker, qui lui-même avait repiqué un riff que son beau-père lui avait appris, et qui venait de la tradition musicale du fin fond du Delta blues … Pour éviter de se fâcher avec le Hook, le même titre live sera rebaptisé « Woodstock Boogie » (vingt-sept minutes) lors du fameux festival, ou « Refried Boogie » (quarante et une minutes (!) sur « Playing the blues »). Banqueroutes mutuelles en vue, Canned Heat et John Lee Hooker laisseront leurs avocats au vestiaire pour enregistrer ensemble « Hooker & Heat », renflouant momentanément leurs carrières. Le morceau litigieux sera évidemment de la partie, cette fois intitulé « Boogie Chillun n°2 » (un auto-plagiat de Hooker, version électrique de l’original acoustique) et crédité à Hooker. Fin de l’histoire ? Non, car une variation du riff sert d’ossature à « On the road again » …

« On the road again », c’est le titre le plus connu du Heat. Un morceau à la trajectoire étrange. Enregistré en version blues de sept minutes et écarté avec d’autres de « Boogie … ». Avec au chant, la voix aigue et fluette d’Alan Wilson. Une nouvelle version, plus courte (cinq minutes), au tempo plus rapide et introduite par un drone de tampura (sorte de sitar) persistant figurera sur « Boogie … » (premier titre enregistré avec le nouvel arrivé De La Parra). Et parce qu’avant que l’album soit dans les bacs, il faut sortir du vinyle, la version de l’album amputée des solos d’harmonica et de guitare, sera la face B d’un 45T avec en face A un – toujours cette imagination dans les titres – « Boogie music » (disparu du tracklisting de « Boogie … » et même des bonus tracks, c’est dire que ça devait pas être un titre terrible). Peu captivé par cette face A, un DJ retournera la galette et passera « On the road again » à l’antenne … on connaît la suite, le titre a traversé les décennies …

« Boogie … » c’est pas seulement des histoires de plagiat, et faces B qui deviennent des hits planétaires. C’est un disque qui sans être forcément captivant par son originalité n’est pas une enfilade de titres siamois. N’en déplaise aux puristes qui ne jurent que par St Wilson et St Hite lorsqu’il est question du Heat, le grand bonhomme de « Boogie … » pour moi c’est Vestine. Grand guitariste sous-estimé, balançant des solos pleins de wah-wahs hendrixiens (sur l’introductif « Evil woman ») et de pédale fuzz (un peu partout ailleurs). Parce que sans être de mauvaise foi (et je m’y connais en mauvaise foi), on peut pas dire que niveau compositions et niveau instrumental, ce soit stratosphérique. Alan Wilson (un peu d’harmonica, de piano de guitare et de slide) ne laisse pas pantois par sa technique, la rythmique Taylor – De La Parra fait son job sans plus (leurs solos respectifs sur « Fried hockey … » ne sont pas entrés dans la légende des grandes démonstrations virtuoses), et Bob Hite pourtant physiquement imposant ne marque pas spécialement son territoire au chant. Le vrai bonus du disque, c’est Vestine, d’ailleurs il a un titre instrumental (ou plutôt un solo de cinq minutes) rien que pour lui. « Marie Laveau » qu’il s’appelle ce titre, en référence à une figure mythique de la culture vaudou du bayou louisianais. « Marie Laveau », traditionnel que l’on retrouvera (avec des paroles) chez Dr John. Admirez la transition … parce que le bon toubib, on voit pas son nom sur la pochette (une histoire de contrats, de droits, un truc du genre), mais il a bien participé à ce « Boogie … » et ça s’entend. Le piano swinguant et les arrangements de cuivres sur « Marie Laveau » et « An Owl song », c’est lui, et ça rompt carrément le ronronnement monotone des boogie blues.


« An Owl song », c’est l’autre titre de la galette écrit et chanté par Wilson, un rhythm’n’blues léger avec cuivres en avant et le piano new-orleans style du Toubib. Si ce titre démontre que Wilson avait les moyens de faire évoluer le monolithisme du Heat, pas seulement à cause de sa voix de falsetto, mais surtout parce qu’il pouvait écrire dans un autre registre que les douze immuables mesures, le groupe n’aura pas vraiment le temps d’exploiter ses talents (l’autre gros succès du Heat, « Going up the country », c’est aussi lui), il en sera le premier macchabée (ingestion de trop de barbituriques, sans que la thèse du suicide puisse être validée). Il n’en tirera aucune gloire posthume (il est celui du « Club des 27 » qu’on ne cite jamais), c’était un gars au tempérament discret voire mutique, il n’avait rien du rocker flamboyant …

Canned Heat était un groupe sympa, accessible, et du moins à ses débuts plutôt « positif » (point trop de drogues dures, ça viendra plus tard). Témoin sur « Boogie … » le titre anti-drogue « Amphetamine Annie » boogie mâtiné de rhythm’n’blues. Episode connu de la coolitude du groupe, lors du festival de Woodstock, pendant que le groupe joue, un zombie raide def monte sur scène, titube vers le colossal Hite, et vient le taxer d’une clope. Hite sort son paquet de la poche de son polo Prisu, file une clope au gars qui fouille ses poches, il a pas de briquet. Hite sort le sien, donne du feu au quidam, qui entame la causette, puis repart en zigzaguant, le tout sans que Hite se départisse de son sourire et de sa bonhommie. Lors du même festival, l’activiste et plus ou moins organisateur Abbie Hoffman, monte sur scène à la fin d’un titre des Who, et commence à entamer un speech militant au micro. Speech dont on ne saura rien, Pete Townshend lui administre un magistral coup de pied au cul et l’éjecte de la scène …

Bon, revenons à « Boogie … ». Quelques machins bluesy (« Whiskey headed women », « Turpentine moan ») de circonstance, bien dans la ligne du parti, n’apportent pas grand-chose, tout comme le boogie-rock de « World in a jug ». La rondelle ne serait pas complète sans un autre titre à la John Lee Hooker, « My crime ».

En tout cas, la version réaménagée de « Boogie … » est meilleure que ce que le disque aurait pu donner avec les premières reprises mises en boîte, avec ses reprises empruntées au répertoire de (of course) Hooker (« Whiskey & wimmen », T Bone Walker (« Mean old world »), Albert King (« The hunter »), Buster Brown (« Fannie Mae »), ou Big Joe Turner (« Shake rattle & roll »). Pour les deux dernières, ça souffre quand même un peu beaucoup de la comparaison respectivement avec les versions de Presley ou des Stones.

Voilà, voilà, j’ai dit pas mal de bien d’un disque de Canned Heat …


JOHN BOORMAN - LE POINT DE NON-RETOUR (1967)

 

Tout commence et tout finit à Alcatraz ...

« Le point de non-retour » (« Point Blank » en V.O.) est le second film de John Boorman. Avec derrière la MGM. Ce qui est quand même un assez remarquable coup de bol. Parce que son premier film était plus ou moins une commande publicitaire sur l’oublié groupe anglais du Dave Clark Five (rivaux des Beatles pendant bien trois jours). Bon, les types de la MGM sont pas des misanthropes, ça se saurait. Ils ont un script, un budget (pas colossal), et l’acteur principal, Lee Marvin.

Boorman & Marvin

Lee Marvin est une « gueule » du cinéma américain, roi des seconds rôles de méchants, voire pire (la sadique défiguration au café bouillant dans « The big heat »), avant la consécration, toujours dans un registre « musclé » dans « Les douze salopards ». C’est sur le tournage de ce dernier que lui et Boorman se rencontrent, et Marvin va aider l’Anglais à peaufiner le scénario et à imposer Angie Dickinson comme premier rôle féminin.

Comme souvent (toujours ?) chez Boorman, le résultat est assez comment dire … décousu (picole ? drogues ? les deux ?). Mais force est de reconnaître que le gars qui n’a même pas trente cinq ans n’a pas froid aux yeux. Certains plans dénotent une originalité certaine (une contre-plongée à travers une grille, bien joué), le montage est vif, même si parfois brouillon (mais c’est fait exprès, témoin les deux flashbacks entremêlés du début, on change d’histoire toutes les dix secondes). Meilleure scène : une baston sauvage dans la pénombre des coulisses d’un club, pendant que sur scène un groupe balance du heavy-psyché-soul (?).Boorman l’a reconnu plus tard, il voulait filmer Lee Marvin à la manière d’un peintre filmant son modèle, ce qui fait que l’histoire est parfois confuse (dans la grande tradition des films noirs des années quarante et cinquante), et tous les autres rôles sous-employés. Même si ça fait parfois un peu trop démonstratif, genre « t’as vu les images que je peux amener sur l’écran », Boorman se montre brillant caméra au poing, et son sens de la mise en scène éclipse souvent l’histoire et ses acteurs.


Lee Marvin est Walker (pas de prénom, on sait pas si c’est son nom ou un surnom). Petit délinquant branché par un pote sur un gros coup, braquer une transaction de dope pour récupérer le pognon. Mais tout dérape. Il devait pas y avoir de violence, mais le pote allume (« neutralise » comme dirait Gégé Darmanin) deux types. Ensuite du pognon, y’en a moins que prévu. Et pour couronner le tout, le « copain » tire sur Walker, le laisse pour mort, et se casse avec le pognon et la fiancée de Walker. La meuf, Walker qui n’a rien d’un romantique, s’en fout un peu beaucoup. Par contre, son obsession sera de se venger et de récupérer quatre vingt treize mille dollars, sa part du butin.

Le braquage s’est passé dans la cour de la prison d’Alcatraz. Alcatraz (The Rock dans la langue de Dos Passos), est un mythe de la culture policière américaine. Sur ce caillou de la baie de San Francisco, a été construit et mis en service au début des années 30 un centre pénitentiaire d’où l’on ne s’évadait pas (certains ont essayé, mais les eaux glaciales de la Baie ont fait qu’ils n’ont jamais atteint la terre ferme), et qui recevait les prisonniers les plus « compliqués » (grands mafieux, serial killers, ce genre). La prison sera désaffectée en 1963, et les bâtiments laissés à l’abandon. « Point Blank » sera le premier film qui y sera (en partie) tourné avant que Clint Eastwood s’en évade et que Sean Connery y reprenne (sans le dire évidemment) son rôle de James Bond (« Rock » avec Nicolas Cage et Ed Harris). A noter que pour « Point Blank », la MGM a beaucoup communiqué, invitant des équipes de télé sur le tournage, et organisant une séance de shooting de mode pour les deux rôles féminins principaux (Dickinson et l’oubliée Sharon Acker) qui dans le film ne mettent pas les pieds sur l’île (Dickinson) ou n'y ont qu’une courte scène (Acker).

Bon, revenons à Walker-Marvin. Laissé pour mort dans une cellule, il regagne San Francisco à la nage, et quelques mois plus tard, on le retrouve sur la trace de son ex (et donc de son pote ripou) à Los Angeles. Il trouve d’abord la femme (Sharon Acker) qui se suicide illico aux barbituriques, et avec l’aide d’un mystérieux indic toujours là au bon moment, se lance à la recherche du pognon et de son ex-pote. Il sera aussi aidé par sa belle-sœur (Angie Dickinson) et s’apercevra vite que son pote n’était qu’un sous-fifre d’une vaste bande de voyous (certains en col blanc), l’Organisation. Méthodiquement, Walker remontera sa hiérarchie, entassant derrière lui les cadavres et toujours dans l’espoir que quelqu’un va lui refiler son pactole. L’épilogue, avec le chef suprême de l’Organisation, aura lieu lui aussi dans la cour de la prison d’Alcatraz.

Angie Dickinson & Lee Marvin

Walker, qui n’est pas vraiment un « bon », est confronté à une galerie de personnages plus retors ou violents les uns que les autres (gros bras, snipers, …, sans compter le triumvirat hiérarchisé des chefs), peine à se laisser séduire par Angie Dickinson (faut le faire, en plus elle est vraiment de son côté), mais est toujours prêt à l’affrontement violent. Le film est concis, ramassé (moins d’une heure et demie), on a parfois du mal à suivre, il y a quelques incohérences (plus les types sont haut placés dans l’Organisation, moins ils sont gardés et protégés, par contre son ancien pote est constamment entouré par une bonne demi-douzaine de gardes du corps – flingueurs).

« Point Blank », au final, c’est quelque part entre la série B et le classique. Lee Marvin (c’était le but du jeu) crève l’écran, et tant son personnage que le film se révèlent être cousins de « Get Carter » (avec le toujours excellent Michael Caine), de quasiment toute la filmo de Bronson, et de quelques-uns de celle de Clint Eastwood.


SOLOMON BURKE - ROCK 'N SOUL (1964)

 

Un certain Mick Jagger ...

Ça vous dit quelque chose, le nom de Mick Jagger ? Oui ? ‘tain, vous devez être vieux … Peut-être pas autant que Sir Mick, mais bon … Donc le Mick, il y a cinquante ans qu’il imite (le chant, la gestuelle scénique), en évidemment plus vieux et moins bon, le Jagger du début des seventies. Avant cela, Mick Jagger sur scène avait beaucoup emprunté à Tina Turner, et encore avant à James Brown. Et quand il a commencé, vers 63-64, son modèle principal c’était Solomon Burke. Solomon qui ? … Bougez pas, je vous présente le bestiau …

Même si aujourd’hui, on cite à peu près aussi souvent Solomon Burke quand on cause musique, qu’on cite Raymond Kopa en parlant cyclisme ou Louison Bobet dans une discussion sur le foot (oui, je sais, y’a un twist, c’est pour voir si vous connaissez vos classiques).


Le brave (?) Solomon, il est, pour être gentil, un peu tombé dans l’oubli et il risque pas trop de revenir au sommet, vu qu’il a claqué en 2010. Il fait partie de toute une litanie de chanteurs américains de … musique noire pour faire simple, qui ont eu leur quart d’heure de demi-gloire au début des sixties, coincés temporellement entre Jaaaames Brown (la figure tutélaire), Sam Cooke (le beau gosse hyper populaire à la voix de velours) et les futures stars soul à venir (les types des écuries Stax et Atlantic, les Otis Redding, Wilson Pickett, Sam & Dave, …). Sans oublier les hits de la Tamla ou de Spector … Malgré tout, des Ben E. King, Arthur Alexander, Don Covay, Geno Washington, Jackie Wilson (ces deux derniers ayant suscité deux – belles – chansons des Dexys Midnight Runners au début des 80’s), récoltaient quelques hits et pouvaient prétendre atteindre le haut de l’affiche. Solomon Burke faisait partie du lot.

Des premiers enregistrements au début des années 60, une signature chez Atlantic, commencent à le sortir du troupeau d’anonymes qui s’escriment dans la chanson. Burke a pour lui une voix malléable, avec une facilité certaine pour monter dans les aigus et descendre dans les graves, et une présence sur scène physique et énergique. « Just out of reach » sera son premier succès, paru en 1961, et présent dans les charts à l’occasion d’une réédition deux ans plus tard. « Cry to me » suivra quelques mois plus tard. Le premier est une ballade soul interprétée d’une voix suave qui n’est pas sans rappeler le King Elvis himself lorsqu’il s’adonnait à ce genre de ritournelles. « Cry to me » est d’une structure plus travaillée, empruntant toujours à la soul, mais le tempo s’accélère, laissant apparaître des sonorités venues du doo-wop et du rhythm’n’blues. C’est le moment que choisit Atlantic pour faire de Burke une de ses priorités. Un auteur maison, qui commence dans la production, Bert Berns, est chargé du disque, sous le regard et les oreilles attentives de Jerry Wexler, producteur en chef d’Atlantic (et plus ou moins bras droit d’Ahmet Ertegun, fondateur du label). Solomon Burke devient une affaire sérieuse.


Ce « Rock ‘N Soul » qui résultera des séances, indique par son titre même la direction choisie. La soul est le matériau de base, mais un pont veut être construit avec le « rock » au sens le plus large, c’est-à-dire un crossover entre musiques blanches et noires. Rien de nouveau et d’extraordinaire dans la démarche artistique, si ce n’est que généralement, ce sont des chanteurs blancs qui allaient vers la musique noire (le cas d’école Presley), plus rarement l’inverse.

Burke bénéficie donc de la machine Atlantic, ce qui n’est pas rien. Et de titres qui pourraient bien marcher. Bon, pas les siens, Burke compose peu (deux titres vers la fin du disque, pas les meilleurs), mais il peut compter sur un tracklisting sur-mesure, pour l’essentiel des reprises. Et pas de n’importe qui. Figurent dans les crédits des noms comme Wilson Pickett, Woody Guthrie, Don Covay, Leiber & Stoller, … Ce « Rock ‘N Soul » va pourtant être doté d’un son assez curieux, avec une place souvent démesurée accordée aux choristes dont les voix au premier plan viennent parasiter Burke, pourtant pas vraiment un aphone au micro. Nouveau concept musical (rock ‘n soul) et donc nouveau concept sonore ? Je sais pas, mais ça pique parfois les oreilles …

Tout est fait pour attirer le chaland. Les « vieux » hits « Just out of reach » et « Cry to me » sont de la revue, et oui, on peut trouver des chansons qui tirent (un peu) vers le rock’n’roll … Bon, pas tant que ça en fait, seule « Hard ain’t it hard » peut être raccrochée au wagon du binaire. L’essentiel est composé de soul parfois énergique (« Goodbye baby (Baby goodbye), « You’re good for me »), mais le plus souvent sous forme de ballades (« Can’t nobody love them all », « Someone to love me », « He’ll have to go », cette dernière ayant dû pas mal plaire à Willy DeVille). Dans l’intitulé du disque, Burke aurait aussi pu rajouter « pop » (« Won’t you give him » semble sous forte influence Beatles), voire « gospel » et « jazz » (« You can’t love them all » a des effluves de ces deux genres. Pour faire simple, « Rock ‘N Soul » c’est un peu un fourre-tout (pas mal foutu cependant) de plein de musiques à l’époque plutôt mainstream.

L'Ecole des Fans ...

Et Jagger et les Stones, alors ? On y vient, on y vient… le jeune Mick était fan, essayait de tenir la scène comme Burke, et les Stones ont allègrement pioché dans son répertoire à leurs débuts. Ils ont repris quatre titres interprétés par Burke, dont deux qui font partie du tracklisting de ce « Rock ‘N Soul » : « Cry to me » et « If you need me », ce dernier quasiment plagié dans leur « Time is on my side ». Et comme les Stones sont des garçons bien élevés qui payent leurs dettes, ils ont parfois invité Solomon Burke à venir pousser la chansonnette avec eux sur scène dans les années 2000, quand ils avaient pris l’habitude de faire participer des guests à leur rock’n’roll circus…

Burke avec ce disque récoltera quelques hits mineurs qui visiteront le ventre mou du Billboard… mais aucun n’imprimera, même pas un « Everybody needs somebody » qui fera par contre la fortune et le succès des Blues Brothers. Burke, même très diminué en fin de vie, continuera tant qu’il le pourra de se produire sur scène, non sans avoir contribué à assurer sa descendance (on parle tout de même d’une vingtaine d’enfants légitimes) …


GUALTIERO JACOPETTI, PAOLO CAVARA & FRANCO PROSPERI - MONDO CANE (1962)

 

Les trois ténors ...

… du sordide, du glauque, du malsain … Ce trio de manieurs de caméra italiens (plus grosse part du taf pour le sieur Jacopetti) a réussi à sortir un pensum d’un peu moins de deux heures consacré à … on en est encore à se le demander quand « The End » s’affiche sur l’écran.

Jacopetti & Prosperi

« Mondo cane » (un monde de chiens pour ceux qui parlent pas la langue de Giorgia Meloni, et le name dropping de la petite fachote n’est pas là par hasard, j’en recauserai de toute cette symbolique à la noix …) sous-titré « Bon ou mal, notre monde tel qu’il est » est un enchaînement d’une trentaine de séquences qui passent du coq à l’âne, conçues sur le mode documentaire … enfin, documentaire, faut le dire vite.

Sur le site IMBD (banque de données exhaustive sur tout ce qui a fini sur grand écran), ils qualifient « Mondo cane » de « shockumentary », comme quoi les anglo-saxons peuvent avoir le sens de la formule et du mot-valise … ici, on appellerait ça documenteur. Parce que, quoi qu’en dise la voix off lors des présentations des « reportages », bon nombre font l’effet d’être reconstitués, voire d’être des fakes complets. Et il faut pas attendre bien longtemps.

Première séquence, un hommage à Rudolf Valentino, dans le petit patelin italien où il naquit, nous offre à l’image une succession de jeunes bellâtres ténébreux et gominés qui fixent ostensiblement la caméra au milieu de la foule, essayant de nous persuader qu’ils ont quelque chose du rital lover du cinéma … Hum, pris sur le vif, vraiment ?

Vous avez dit racoleur ?

Deuxième séquence, une chasse au « beau mâle » dans une île de Nouvelle-Guinée, où une troupe d’indigènes jeunes et fort girondes se mettent topless pour poursuivre dans l’eau un sex symbol de leur tribu qui tente de leur échapper sur sa pirogue (bon, évidemment, il y met pas toute sa conviction dans sa fuite …). Totalement ridicule, et vulgaire. Je sais pas ce qu’ils ont après les peuplades de Nouvelle-Guinée, mais ils sont plus souvent qu’à leur à « l’honneur » dans ce machin (en train de massacrer des cochons, de gaver (y’a pas d’autres mots) des femmes pour les refiler comme épouses à une sorte de squelette ambulant qui leur tient lieu de chef, d’être filmés de loin parce qu’ils sont « très dangereux », de construire des pistes d’atterrissage pour avions en bambou auxquels ils vouent un culte …). Tout ça empeste la condescendance colonialiste, et s’il faut faire simple, le racisme.

D’ailleurs, les peuples du Sud-Est asiatique, ils morflent sévère, ils sont montrés comme des brutes inhumaines (ils bouffent des chiens, des serpents, décapitent des buffles lors de cérémonies militaires, vont par millions dans des centres de « dégrisement » où des jeunettes en bikini les aident à dissiper leur gueule de bois …). Comble du malaise, un prétendu mouroir à Singapour où sont stockés (y’a pas d’autres mot) des vieux en fin de vie (parce que – dixit le commentateur – Les Chinois qui peuplent majoritairement Singapour se reproduisent tellement qu’il n'y a plus de place dans les logements pour les vieux). Et si les ancêtres persistent à rester en vie, on organise des prières avec offrandes pour qu’ils cassent leur pipe plus vite …

Autres « victimes » des trois compères, les Ricains, tournés en ridicule avec leurs cimetières pour animaux domestiques, leurs clubs de fitness pour mémés, leur société d’hyperconsommation avec les casses de voitures, … Un « reportage » sur des Allemands (et des Allemandes) très bourrés dans le quartier chaud de Hambourg et un sur les corridas très particulières au Portugal (les types essayent d’immobiliser à mains nues des taureaux lancés à toute blinde dans des rues ou des arènes) sont censés montrer les « tares » des voisins européens (bizarrement les Français y échappent peut-être pas dans les suites de « Mondo cane », parce que tant qu’à faire, il y en a eu une paire, de suites à ce machin). Et les Italiens dans tout ça ? Ils sont beaux gosses comme Valentino, font des processions en se baladant avec des serpents, font des processions en se scarifiant avec des tessons de verre, font entretenir par des enfants un ossuaire médiéval, … En fait, les Ritals du début des 60’s sont beaux, (ultra)cathos, et conservateurs …

Sunday, bloody Sunday ?

Tout ça est gratuit, complaisant (du nibard et du sang en veux-tu en voilà), tournée dans un cinémascope pétaradant de couleurs vives, et idéologiquement répugnant …

Deux séquences (sur trente, ça fait pas lourd) sont moins racoleuses. Une tournée sur l’atoll de Bikini (lieu des essais nucléaires américains) nous montre des champs d’œufs d’oiseaux de mer qui n’ont pas éclos et des tortues de mer qui après avoir pondu ne retrouvent plus la mer et crèvent desséchées dans les terres, tout ça à cause des effets des radiations, bien qu’il ne soit aucunement question d’un plaidoyer anti-nucléaire. Autre séquence juste amusante, un bateau de croisière rempli à la gueule de retraités qui débarque à Honolulu, et sont aussitôt initiés aux danses hawaïennes, un exercice pour lequel ils sont vraiment pas doués. C’est drôle, mais sans rapport avec tout le reste …

A cette époque-là en Italie, le cinéma cherchait un nouveau souffle après le néo-réalisme et en attendant les œuvres majeures (et beaucoup plus provocantes en fait que le piteux « Mondo cane ») des Fellini, Antonioni, Pasolini et autres … Jacopetti, Cavara et Prosperi ne sont certes pas le chaînon manquant entre ces deux grands courants. Tout au plus, leur complaisance et leur sens de la « manipulazione » de l’image préparent le terrain aux Berlusconi et autres Melloni …


THE MAMAS AND THE PAPAS - IF YOU CAN BELIEVE YOUR EYES AND EARS (1966)

 

Quand tous les rêves étaient permis ...

Les Mamas & Papas ont été précurseurs et chefs de file de ce sous-genre de la pop qu’on a appelé sunshine pop. (Epi)phénomène qui a eu son quart d’heure de gloire dans l’Amérique de la fin des 60’s, quand quelques petits malins (surtout producteurs) ont mélangé les aspects « positifs » du psychédélisme (« everybody needs somebody », ce genre de philosophie) avec la pop la plus « facile » (celle qui cartonnait dans les charts, genre Beach Boys ou Beatles). Les groupes sur lesquels tout le monde est à peu près d’accord pour les ranger sous l’étiquette « sunshine pop » s’épèlent 5th Dimension, Left Banke, Sagittarius, Turtles, Rascals, Grass Roots, Monkees, … Et les Mamas & Papas (même si c’est un peu plus compliqué, on va en causer), ne serait-ce que parce qu’ils ont écrit et chanté l’hymne définitif de la sunshine pop, « California dreamin’ ».

John & Michelle Phillips, Mama Cass Elliot & Denny Doherty

Bon, « California dreamin’ », en 2’30, c’est la plus belle et plus emblématique chanson des années 60. Et donc forcément suivantes, parce qu’on a perdu depuis la recette (dénigrés les auteurs-compositeurs parce qu’il fallait en plus être interprète, on s’est compliqué la vie avec des machins amphigouriques, on a déstructuré, on s’est focalisé sur le son et les arrangements, sans compter tous ceux qui ont pris le melon et se croyaient les Bach de la musique pour jeunes …). Enfin on a voulu faire compliqué quand par hasard on était capable de faire simple, une intro, des couplets, des refrains, un pont, et basta … « California dreamin’ » est écrite par John Phillips alors qu’il se gelait à New York et qu’il se disait que s’il arrivait à faire son trou dans le music business (il composait, chantait correctement, et gratouillait une guitare) il irait s’installer à Los Angeles. Tout ça tient en un couplet, le second fait une référence assez énigmatique à la religion. Le premier couplet est chanté par John Phillips, le second par Denny Doherty, Mama Cass Elliot et Michelle Phillips assurant les chœurs. Et au milieu du titre, une pointure du jazz, Bud Shank, vient signer le solo de flûte le plus célèbre de la pop. Ici, le lecteur fidèle se dit wtf, on y comprend rien, mais qui sont ces gens-là, pas de souci, lecteur fidèle, je te raconte tout le truc …

Au départ, le couple dans la vie John et Michelle Phillips. Lui, j’en ai causé au-dessus, rien à rajouter sinon que c’est une grande asperge ayant souvent la risible idée de se coiffer d’une toque en fourrure. Elle, c’est une des deux plus belles blondes des sixties (l’autre étant la cycliste Nico), tout juste bonne à filer un coup de main à son John pour composer un titre (elle est co-créditée pour « California dreamin’ » c’est son banquier qui est content) et assurer des chœurs feignasses (l’essentiel du boulot est fait par Mama Cass). Mais son principal intérêt ne réside pas vraiment dans ses dons musicaux, voir la vidéo plus bas lors d’un passage du groupe (en furieux play-back au Ed Sullivan show) difficile de la quitter des yeux alors que raide déf, elle oublie totalement le titre pour grignoter une banane, déplacer une phallique borne d’incendie factice, jouer avec un ballon aussi large que Mama Cass, mais qu’elle réussit à manquer quand elle veut lui donner un coup de pied. Grand moment de télévision psychédélique …


Donc le couple Phillips bricole dans le music business et accepte n’importe quelle session de studio comme choristes, et sait-on jamais, refiler à qui en voudrait bien une composition de John. Au gré de sessions, ils rencontrent un Canadien, Denny Doherty. Ce dernier appelle à la rescousse une de ses connaissances Cass Elliot, au fort tonnage et à triple menton, mais à la voix d’or. Les quatre décident de jouer ou plutôt chanter ensemble, et partent se mettre « au vert » dans les Îles Vierges américaines, d’où le gouverneur les expulsera (« pas de hippies chez moi »). Après avoir fait les chœurs d’un album oublié du non moins oublié Barry McGuirre, John (et Michelle) proposent au producteur Lou Adler la maquette de « California dreamin’ » qui tergiverse avant de signer les quatre pas vraiment fab. Comme ce couillon de John a refilé son titre à Barry McGuirre, celui-ci veut aussi l’enregistrer. Les deux versions sortiront à quelques jours d’intervalle et ce sont les tout nouveaux Mamas & Papas qui tirent les marrons du feu.

Evidemment, le malin Adler ne laisse pas retomber le soufflé et envoie sa bande des quatre en studio pour un trente-trois tours et somme John Phillips d’écrire d’autre hits. Ce sera chose faite avec « Monday Monday », et dans une bien moindre mesure « Go where you wanna go ». Une équipe de fines lames de studios est recrutée sous le commandement du batteur Hal Blaine, homme de base du Wrecking Crew, l’orchestre de Phil Spector, qui en quatre décennies de carrière aurait soi-disant battu la mesure sur plus de trente mille titres (!). Equipe réduite (pas la peine de faire du boucan, y’en a quatre au chant), avec P.F. Sloan (guitariste mais aussi compositeur, il amènera un titre), Larry Knatchel (piano) et Joe Osborn (basse). Le résultat sera ce « If you can believe your eyes and ears », dont au passage la pochette originale sera censurée. Pas à cause des quatre dans la même baignoire, mais à cause de chiottes en bas à droite, qui seront recouvertes d’une espèce de parchemin genre sticker annonçant les titres forts de la galette à mesure que ces titres grimpaient dans les charts. Par contre la mauvaise orthographe ("Mama's et Papa's") a perduré tout au long des rééditions.

Cachez cette cuvette que je ne saurai voir ...

A l’écoute des douze titres, on se rend compte qu’artistiquement, le maillon faible du quatuor est Michelle Phillips (de toute façon, elle a même pas besoin de chanter pour capter tous les regards). Son John de mari est un peu meilleur, mais moins bon chanteur que Denny Doherty, capable d’aller chercher des registres soul. Moins cependant que Mama Cass qui chante lead sur deux titres qu’elle sauve de la noyade (« Somebody groovy » et « In crowd ») et tire vers le haut « Hey girl » et son joli pont de basse.

Outre « California dreamin’ », l’autre gros succès du disque sera « Monday Monday », mélodie first class, harmonies vocales exceptionnelles, arrangements et pont mirifiques. Et pour assurer le coup, on va glisser quelques reprises. Et du lourd. « I call your name » est signée Lennon-McCartney. C’est un titre pré-Beatles de Lennon, qu’on ne trouve pas sur les albums officiels anglais, mais sur les américains et sur les compiles « Past masters ». Sous la houlette de Mama Cass, chanteuse principale sur le titre, ce morceau assez anecdotique dans sa version originale voyage du côté de la musique caraïbe et du jazz New Orleans. Au moins au niveau de l’original … « Do you wanna dance » du one-hit wonder Bobby Freeman est à la base un rhythm’n’blues sur un tempo rapide. Très souvent reprise (des Beach Boys aux Ramones en passant par Cliff Richard et Bette Midler), elle l’est quasiment toujours sur un tempo vif et entraînant. Les Mamas & Papas en donnent une version lente, genre fin de party désabusée. La meilleure version que je connais de ce classique. La troisième reprise, « Spanish Harlem » est aussi dans le trio des meilleurs titres de « If you can … » et pourtant, là aussi, c’est un classique moultes fois entendu. Dans sa version originale par Ben E. King, puis plus tard par Aretha Franklin, pas vraiment des premiers venus derrière un micro. Grâce à des arrangements de génie, là aussi, la meilleure version est celle des Mamas & Papas.

Après les sommets, la noyade ...

Qui ne se cantonnent pas à un registre qu’on pourrait qualifier de lounge si le terme avait existé à l’époque, témoin « Straight shooter » autre compo de John Phillips, sur un tempo nettement plus rock, en gros le meilleur titre que les Byrds imitant les Beatles avaient oublié de sortir. Malgré tout, il y a quand même une baisse de qualité vers le dernier tiers du disque, les morceaux sont moins marquants.

Le succès ouvrait grand les bras aux Mamas & Papas (prestation remarquée au Monterey Pop Festival l’année suivante). C’était sans compter sur le couple Phillips. Le John va se révéler incapable de composer de nouveaux grands titres. Enfin, presque. C’est le manager-producteur Lou Adler qui refusera que les Mamas & Papas enregistrent un de ses titres, préférant le refiler à un inconnu dont il voudrait lancer la carrière. L’inconnu, c’est Scott McKenzie, et le titre, évidemment, « San Francisco », hit galactique de 1967. Les Mamas & Papas, auront beau en sortir une belle version, c’est trop tard. Et l’inspiration de John Phillips va se tarir aussi soudainement qu’elle s’était révélée. Faut dire aussi que sa belle épouse va lui en faire voir de toutes les couleurs. Une première liaison avec Gene Clark (ex Byrds) va jeter un gros coup de froid pendant l’enregistrement du second album du groupe. Mise en bouche, osera-t-on. La suite va affoler les tabloïds. Elle quitte momentanément John pour Denny Doherty, ce qui entraînera de fait le split des Mamas & Papas, même si le groupe durera officiellement jusqu’en 1971. On retrouvera la belle Michelle mariée à la fin des sixties avec un autre cramé notoire, Dennis Hopper. Le mariage durera huit jours (un record qui ne sera égalé que par Axl Rose avec la fille d’un des Everly Brothers), avant que l’ex-Madame Hopper ne soit vue un temps au bras de Jack Nicholson … quand je vous disais que c’est le genre de blonde qui ne passe pas inaperçue …

« If you can believe … » est un polaroïd d’une époque, entre pop et psychédélisme. Totalement anecdotique pour une large majorité. Certes, mais rigoureusement indispensable tout de même …


THE JIMI HENDRIX EXPERIENCE - ELECTRIC LADYLAND (1968)

 

Citius, Altius, Fortius ...

Alors qu’on commence à nous les briser menu avec les J.O. exceptionnels (si si, ils seront exceptionnels, c’est Micron qui le dit) de Paris 2024, qui verra une meute de blindés de tous les continents applaudir mollement entre deux coupes de champagne rosé et un shopping Place Vendôme, des sportifs ultra-professionnels et dopés jusqu’aux yeux, causons un peu d’un type et de son disque qui sont eux vraiment allés plus vite, plus haut et plus fort que tous les autres.

C’était en 68, année des eux vraiment mythiques Jeux Olympiques de Mexico. Pendant que Bob Beamon et Tommi Smith sautaient plus loin et couraient plus vite que tous les autres (records qui ont tenu des décennies), et que le même Tommi Smith et John Carlos levaient un poing ganté de noir lors de la cérémonie de remise de médailles du 100 mètres (la photo la plus connue de toute l’histoire des J.O., en dénonciation de la ségrégation raciale dans leur pays, les Etats-Unis), à un peu plus de trois mille kilomètres au Nord-Est du Stadio Olimpico Universitario de Mexico, à New York, un type également pas très blanc de peau, enregistrait un disque qui lui aussi placerait la barre à un niveau infranchissable.

Pochette Linda Eastman

Avant « Electric Ladyland », Hendrix est perçu chez lui, aux States, au mieux comme un phénomène de foire. Ceux qui l’avaient embauché à ses tout débuts dans leur backing band (Isley Brothers, Little Richard, Ike & Tina Turner, …) et qui, soit parce qu’il n’en faisait qu’à sa tête, soit plus vraisemblablement, parce qu’il leur faisait de l’ombre, l’ont viré sans ménagement, l’ont copieusement dénigré auprès de la « profession ». A preuve, Hendrix a dû s’exiler, en Angleterre et en France, faire ses preuves en Europe. Avant de revenir chez lui, où, s’il a cette fois conquis la « profession » (sa prestation à Monterey avec sa guitare embrasée n’est pas passée inaperçue), le « grand public » n’en a pas fait quelqu’un qui compte commercialement parlant.

Là, en 68, il veut marquer les esprits. Toujours avec Mitchell et Redding, il commence des répétitions à Londres, mais commence à regarder vers l’Amérique. Ses premières royalties (enfin, celles qui ne sont pas converties en dope et plaisirs futiles) sont investies dans un club miteux à Greenwich Village, New York. Il a tout d’abord l’idée d’en faire un endroit branché de la nuit new yorkaise, avant, semble t-il sous l’impulsion de la Warner (qui distribue ses disques aux States via le label Reprise) et de son avisé manager Chas Chandler, d’y créer un studio d’enregistrement. Hendrix veut un endroit à sa (dé)mesure, qui s’appellera l’Electric Lady. Il va y laisser tout son fric, les retards vont s’accumuler et l’endroit ne verra le jour que grâce à Warner qui signe le dernier chèque (et récupère plus ou moins l’endroit).

Pochette UK

C’est donc dans l’Electric Lady que Hendrix compte enregistrer son prochain disque. Sauf que vu les circonstances, la quasi-totalité de l’enregistrement se fera au Record Plant, la production sera signée Jimi Hendrix, avec quand même une participation non négligeable de l’ingé-son Eddie Kramer (qui deviendra un producteur connu, on trouvera son nom dans le sillage de Kiss et Led Zep, avant d’être désigné par Janet Hendrix, héritière de son demi-frère Jimi, comme une sorte de légataire sonore de toute œuvre portant le nom de Jimi Hendrix). Pour la petite histoire (la légende ?), Kramer refusait d’enregistrer quoi que ce soit si les musiciens arrivaient sous substance et/ou en consommaient en studio … le quotidien a pas dû être simple pour lui … Et le studio Electric Lady ne sera terminé qu’au cours de l’été 70, et inauguré quelques semaines avant la mort d’Hendrix, qui n’y aura enregistré que très peu de choses, dont aucune parue de son vivant …

« Electric Ladyland », le disque, est évidemment baptisé en référence à son projet de son studio. C’est un disque de rupture, par rapport aux deux disques précédents, qu’on pourrait qualifier de « chansons ». C’est aussi un double vinyle, denrée plutôt rare à l’époque (« Blonde on blonde », « Freak out ! », il m’en vient pas guère d’autres à l’esprit, le Double Blanc et un machin de Canned Heat sont sortis quelques jours ou semaines plus tard il me semble). Faut avoir des choses à dire (Dylan), ou à délayer (Zappa) pour s’attaquer à ce genre de format. Ça tombe bien, Hendrix a plein de choses à dire, et est aussi capable de les délayer.

Pochette Alain Dister

Pour ceux qui auraient pris un siècle de vacances sur une autre planète, il est utile de préciser que Jimi Hendrix en studio, compose, produit, chante, joue de la basse quand ça lui prend, et surtout de la guitare, furieusement électrique de préférence. C’est pas mon genre de m’extasier devant un mec les yeux tournés vers le ciel, les cheveux et le nez dans le manche, toutes grimaces dehors, en train de s’exciter sur le manche d’un objet à forme phallique relié au secteur. Les plaisirs solitaires, c’est faute de mieux quand t’es ado, et plus tard ça relève quand même un peu (et de plus en plus avec l’âge) de tout un tas de sciences dont le nom commence par « psy » … Mais bon, tous les types connus (et même si ça en coûte à certains) ou pas, ayant gratté une six-cordes vous le diront, il y a Hendrix qui caracole loin devant et tout le reste du troupeau qui essaye de suivre (et les pires du troupeau étant bien souvent ceux qui s’en réclament le plus, voir les cas d’école Marino, Trower et SR Vaughan, copistes sans imagination …).

« Electric Ladyland » se retrouve toujours cité parmi les plus grands disques de tous les temps, tous genres confondus, et toujours vers le sommet des palmarès. Bon, pour le coup, ceux qui font qui des listes et des classements numérotés n’ont dans ce cas pas tort.

Un grand disque, ça doit commencer par une pochette qui marque les esprits. On dira que « Electric Ladyland » est a priori l’exception qui confirme la règle. La pochette officielle (celle de Reprise -Warner US) est un gros plan du visage d’Hendrix, de trois-quarts face en légère contre-plongée, figure jaunâtre et cheveux rouge incendie (photo prise lors d’un concert londonien). Hendrix n’aimait pas cette pochette, il voulait une photo de l’Experience prise avec des enfants à Central Park par Linda Eastman (qui contrairement à une légende urbaine n’est pas de la famille Eastman-Kodak, c’est une grande bourgeoise fille d’avocats, qui commence à fréquenter - et ne va pas tarder à se marier avec - un obscur bassiste gaucher anglais, un certain Paul McCartney). On retrouvera cette photo sur des rééditions tardives et expended de « Electric Ladyland ». Au pays d’Aurore Bergé, la pochette mythique est celle du pressage anglais et européen, un parterre de dix-neuf femmes nues sur fond noir. Pochette anglaise et européenne ? Non, car comme dans Astérix, Français et Béneluxois résistent aux infâmes anglo-saxons et se verront gratifiés d’une photo de pochette signée du Français Alain Dister, plutôt collector. Fouillez dans les greniers, la pochette anglaise en édition originale et état mint vaut une blinde, le pressage français chez Barclay avec la pochette Dister peut quand même se négocier plusieurs centaines d’euros … Et s’il y en a que ça intéresse (je viens juste de m’en rendre compte), j’ai une K7 de 1968 de Polydor International (pochette avec les femmes nues) destinée au marché français (avec texte en français) avec les faces des vinyles chamboulées (1.4.2.3), une K7 répertoriée nulle part, même pas dans les 441 versions du disque listées par Discogs. Faire offre (à plus de trois chiffres avant la virgule minimum, collector garanti) …

La pochette préférée d'Hendrix ?

Voilà voilà … mine de rien plus de douze centaines de mots sans un seul pour causer de la musique de cette double rondelle de plastoc …

Venons-en donc aux faits. « Electric Ladyland » est un disque fou. N’importe quel être doué de raison entame son disque par un voire plusieurs morceaux accrocheurs, de la chair à single de préférence. Hendrix non. « … and the Gods made love » est un charabia d’effets électroniques et de voix trafiquées. Il a beau ne durer qu’un peu plus d’une minute, y’a de quoi rester perplexe devant entame aussi ratée … « Have you ever been (to Electric Ladyland ») est à peine meilleur, courte ballade acoustique doucereuse, qu’on s’attendrait plutôt à trouver sur une rondelle signée Donovan, que chez le Maître es Stratocaster et Flying V. « Crosstown traffic » fut le second single extrait du disque. Pop psychédélique aux arrangements fous, réminiscent du trente précédent « Axis : Bold as love », et toujours pas de guitare folle. Cependant le premier titre « sérieux » du disque. Et ensuite, sans vraiment prévenir, premier voyage stratosphérique. « Voodoo chile », jam sur un slow blues. Quinze minutes apparemment enregistrées sans filet, live en studio (on entend des types commenter et applaudir). Et ils applaudissent pas seulement Hendrix qui livre une paire de solos cosmiques, mais aussi le prodigieux Steve Winwood, tout juste vingt ans (et déjà plus que remarqué dans le Spencer Davis Group, Blindfaith et Traffic, excusez du peu). Le minot livre un duel homérique au vieux (25 ans) Hendrix, le poussant dans ses derniers retranchements à coups de duels Hammond B3 – Stratocaster (un procédé qui sera usé jusqu’à la corde chez Deep Purple, sur « Child in time » en particulier). « Voodoo chile » marque aussi un des premiers coups de canif de Hendrix au strict trio Expérience, puisqu’outre Winwood en pièce rapportée, on note la présence de la basse vrombissante de Jack Casady, en RTT de chez la Jefferson Airplane Ltd … Une première face de vinyle encore plus mal commencée que celle de « Tommy » (et pourtant je déteste leur « Overture ») et qui finit par tutoyer les étoiles.

La seconde face est la plus « facile », accessible du disque. Pour faire simple, on dira que c’est la face chansons. Certes plus ou moins barrées, farcies de psychédélisme, et de décharges électriques d’Hendrix. Comme pour se faire pardonner de ne l’avoir pas pris sur « Voodoo chile », Hendrix laisse Noel Redding chanter une de ses compos, « Little Miss Strange », titre classique par sa forme, mais rehaussé par la guitare d’Hendrix, qui commence vraiment à marquer son territoire. « Long hot summer night », les Beach Boys auraient pu en faire un titre de chanson, mais il ne leur serait certainement pas venu à l’idée (et pourtant, niveau « ailleurs », Brian Wilson était pas mal non plus) de le servir dans une interprétation aussi nerveuse, aussi méchante. « Come on » reprise à Earl King suit (en fait au dernier moment, le titre a été avancé d’une piste, il était prévu en quatrième position sur la tracklisting rédigée par Hendrix lui-même). C’est un rhythm’n’blues tirant sur le rock’n’roll, très classique par sa structure, mais distillant une paire de solos qui sont la matrice de tous les guitar héros dispensables pensant que jouer le plus de notes possibles suffit à faire un bon morceau (ce que n’a jamais compris un Alvin Lee, exemple au milieu de tant d’autres). « Gypsy eyes », c’est de la pop envapée, cosmique, et ça aussi ça assure la transition avec « Axis … ». « Burning of the midnight lamp » clôture cette seconde face, offre une approche toute particulière de la soul music, avec une voix farcie d’effets de studio, notamment du phasing.

Faire offre ...

La troisième face vinyle nous offre un Hendrix voyageur cosmique, jouant sur les ambiances plutôt que sur la violence électrique. Personne à ma connaissance n’avait encore exploré cette voie sonore, fusionnant structures rock et murmures jazzy. « Rainy day, dream away » élargit la formule trio (ils sont six crédités, un organiste, un sax très jazzy, un percussionniste et le très massif - mais plus swing que Mitch Mitchell - batteur Buddy Myles, qui accompagnera Hendrix sur le très éphémère Band of Gypsys), on dirait au début du Nat King Cole, avant un hallucinant final strident de guitare. « 1983 … » est l’autre titre épique de « Electric Ladyland ». Il dure lui aussi presque un quart d’heure, débute comme une balade psychédélique, puis évolue vers de longues séquences apaisées, bruissements jazzy que seuls viennent sortir de leur torpeur de courts solos de batterie, de basse, de guitare, et vers le final la flûte de Chris Wood (compère de Winwood dans Traffic). On peut zapper la minute de « Moon, turn the tides … » qui reprend les mêmes ingrédients inaudibles que « … and the Gods made love ». Dont à mon sens, il sert de miroir, manière de montrer que la boucle est bouclée, et le disque terminé.

Parce que la dernière face vinyle est une arnaque, du remplissage. Quatre titres, dont trois relectures de morceaux issus des faces précédentes, et une reprise d’un machin bien connu de Dylan. C’est un peu le problème des doubles albums, tu as davantage de musique que pour un simple, mais c’est dur d’arriver au bout, alors tu délayes. Sauf que ces quatre délayages d’Hendrix, c’est à peu près la meilleure face vinyle des années 60, décennie qui en a pourtant alignées de grandioses, des faces vinyles. « Still raining, still dreaming » est une relecture de « Rainy day, dream away ». Qui laisse au placard les ambiances jazzy et voit les mêmes six musiciens se lâcher dans une débauche électrique avec les fameuses phrases zigzagantes de Telecaster qui ont traumatisé des générations de gratteux. « House burning down » est une extrapolation de la mélodie de « Crosstown traffic », beaucoup plus syncopée, violente et toute guitare en avant. Et dès lors, alors que les deux premiers titres de « Electric Ladyland » sont les plus faibles, on en arrive à cette totale incongruité, les deux meilleurs se retrouvent à la fin. « All along the watchtower », c’est tellement devenu un morceau d’Hendrix qu’on en oublierait presque que c’est un single (assez succesful d’ailleurs) récent de Dylan. La tonalité est changée, la trame country folk noyée sous un rock qui serait classique s’il n’y avait pas ces deux solos extraterrestres. L’anecdote, que j’ai déjà placée (peut-être même plusieurs fois), c’est que c’est la version d’Hendrix qui est devenue la version « officielle » de la chanson et quand Bob Dylan a été intronisé au Rock and Roll Hall of Fame, lors du bœuf final, tout un tas de people plus ou moins potes ont rejoint Dylan pour jouer « All along … ». Dylan a forcément joué sa version, tous les autres celle d’Hendrix, dont notamment George Harrison, qui partageait le micro avec Dylan et a chanté le premier couplet. Quand est venu le tour de Dylan, il a bafouillé les deux premiers vers avant de se caler sur le « tempo Hendrix », tout en continuant de jouer « sa » version à la guitare (y’a les vidéos, tout ça se voit et s’entend). « All along … » sera le premier single du disque (sans grand succès d’ailleurs, les « vrais » amateurs de musique préféraient à l’époque le format album). La conclusion de « Electric Ladyland » va encore plus marquer les esprits. Décliné de « Voodoo chile » ce « Slight return », ce n’est rien de moins que la codification définitive du hard rock (après le prototype « You really got me » des Kinks et les lourdeurs psychédéliques des Blue Cheer et autres Vanilla Fudge). Il y a les Tables de la Loi dans « Voodoo chile (slight return) ». L’intro addictive, le gros riff central saturé, et les solos pentatoniques descendus sur le manche, cinq décennies de hard rock découlent de ce titre …

Stop. Ça suffit … il y aurait encore beaucoup à dire sur la production d’Hendrix (proche celle de Syd Barrett sur le premier Floyd, ces sons tourbillonnants qui passent du fond au mix au premier plan, ces effets stéréo très psychédéliques), sur son approche unique de la guitare (disséquée par des milliers de gratteux, mais jamais dupliquée), sur des textes qui au milieu d’un fatras acide expérimental restent en phase avec l’actualité (les émeutes raciales, le Vietnam, …), sur l’évolution musicale d’Hendrix (« Electric Ladyland » c’est le point d’orgue et final de la musique psychédélique, on va maintenant passer à plein d’autres choses, tout en continuant à se défoncer copieusement…), sur l’impact d’Hendrix sur la culture populaire (quarante mois entre la sortie de « Are you experienced » et sa mort, et son nom toujours cité à tout bout de champ), …

Citius, altius, fortius, j’avais dit au début … Je persiste et signe …


Du même sur ce blog :

Are You Experienced



LUCHINO VISCONTI - LE GUEPARD (1963)

 

Pour qui sonne le glas ? ...

… Pour quelque miséreux, à qui le prêtre et un petit sacristain viennent d’apporter l’extrême onction. Le Prince Salina s’agenouille, se signe, et reprend son chemin vers son château, après une nuit passée dans une fastueuse réception … Et ce glas, c’est pas seulement pour un péquenot du village qu’il sonne, il annonce aussi la fin d’un certain monde, celui de Salina …

Cardinale, Visconti & Delon

« Le Guépard », c’est la masterpiece de Visconti, et le Luchino, c’est peut-être bien le meilleur cinéaste italien (désolé Fellini, Antonioni, De Sica, et il reste encore du boulot à Sorrentino s’il veut lui piquer la place) et « Le Guépard », c’est sa superproduction et par bien des points son film autobiographique …

D’ailleurs beaucoup de gens lui disaient qu’en plus de réaliser, il devait prendre le rôle principal. Finalement, après l’échec des pistes Brando et Laurence Olivier, c’est un Américain pur jus, qui n’a jamais tourné avec un « étranger » qui sera choisi. Choix a priori étrange que celui de Burt Lancaster pour incarner un prince sicilien, lui qui ne parle qu’anglais et qui paraît-il ignorait jusqu’à ce qu’ils se rencontrent (à New York), l’existence même de Visconti …

« Le Guépard », c’est d’abord un bouquin, le seul du Prince de Lampedusa, paru en 1958. Pour la petite histoire, « Le Guépard » est, c’est le moins que l’on puisse dire, largement inspiré par le roman de Federico de Roberto, « Les Princes de Francalanza ». Les deux romans situent l’action à partir de 1860 en Sicile, et les principaux protagonistes font partie de l’aristocratie sur le déclin de l’île … Ce déclin des aristos siciliens, fervents soutiens d’une monarchie qui va être balayée par les Républicains (en gros Garibaldi le militaire qui débarque une petite armée insurrectionnelle en 1860 en Sicile, et Cavour le politique sur le continent, bien que les deux hommes se détestent).

La famille Salina

Les éléments historiques sont présents dans « Le Guépard ». Dans une des premières scènes, Tancrède (Alain Delon), neveu du Prince Salina (Burt Lancaster donc), annonce au patriarche de la famille qu’il va aller rejoindre les troupes de Garibaldi qui marchent sur Palerme. Déjà se mettent en place les deux personnages principaux, le vieil aristo lucide qui sent confusément que des siècles d’histoire vont être balayés et son neveu qui entend se faire une place dans ce monde nouveau plus par opportunisme que pour une conversion aux valeurs républicaines. Ce qui vaudra cette réplique d’anthologie de Tancrède : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ».

Le scénario du « Guépard » aurait pu donner un film intimiste, genre théâtre filmé. Sauf que Visconti est vénéré en Italie et il entend faire de son film quelque chose de marquant. « Le Guépard » sera le plus gros budget jamais engagé par une production italienne (la colossale somme pour l’époque de trois milliards de lires) et va aller jouer dans la même cour que les superproductions américaines. La version intégrale du film dépasse les trois heures, celles distribuées par Pathé pour la France (Palme d’Or à Cannes) et la Fox pour le reste du monde la raccourcissent d’à peu près un quart d’heure. Les dernières éditions Dvd et Blu-ray proposent la version intégrale, dont notamment une belle scène entre le régisseur / garde-chasse (excellent Serge Reggiani) et le prince Salina. Ces scènes « supplémentaires » n’ont jamais été doublées et sont donc en V.O. sous-titrée, on les reconnaît facilement …

La bataille de Palerme

Alors oui, « Le Guépard » est une superproduction avec son budget « no limit ». Esthétiquement et par certaines scènes-clés, la comparaison qui me semble la plus évidente est avec « Autant en emporte le vent ». Le chaos de la bataille de Palerme à grands coups d’effets pyrotechniques en tout genre, évoque les scènes de la bataille d’Atlanta, notamment le fuite de Rhett et Scarlett dans la ville en flammes, et les deux films comportent chacun une homérique (par la durée, les décors, les costumes, le grand nombre de figurants) scène de bal.

Bon, je vais vous donner mon avis, ferme, définitif, etc … « le Guépard » est trop long, à cause justement de cette scène de bal qui n’apporte plus grand-chose à l’intrigue, et est en grande partie là comme une démonstration virtuose pour en foutre plein les mirettes du spectateur. L’histoire est déjà finie à ce moment-là, les protagonistes principaux sont tous arrivés où leur destin les a conduits. Il n’en demeure pas moins que « Le Guépard » est une réussite magistrale.

Parce qu’il y a de grands acteurs. Lancaster surprend, lui qui était plutôt cantonné au rôle de bon soldat américain, forcément américain (« Tant qu’il y aura des hommes » était jusque-là sa prestation la plus aboutie). Il est ici ce patriarche écrasé par des siècles de prééminence qui comprend que le monde change et que cette Italie en train de naître n’a pas besoin de gens comme lui (superbe scène avec l’émissaire du gouvernement qui lui propose un poste de sénateur, et qui donne lieu à une fulgurante réplique de Salina « Nous étions les guépards, ceux qui nous remplaceront seront les chacals »). Il a compris que malgré les honneurs que les villageois lui rendent encore (autre superbe scène lorsque le cortège familial qui fuit en calèches Palerme en insurrection pour son château à la campagne, est accueilli en grandes pompes avec fanfare et messe immédiatement célébrée en leur honneur à laquelle ils assistent tout poussiéreux du voyage dans leurs immenses sièges réservés), son mode est en train de s’écrouler.

L’inexorable déclin de l’aristocratie sicilienne va de pair avec celui des ecclésiastiques, montré à travers la figure drolatique du prêtre de la famille, forcé de s’adapter aux bouleversements politiques et moraux de l’époque. Le contexte historique est bien saisi, avec les arrivistes, les profiteurs de révolution qui prennent à toute berzingue ce que l’on n’appelait pas encore l’ascenseur social (Tancrède bien sûr, qui passe aisément de républicain à royaliste « libéral », mais aussi le maire du patelin, autre personnage comique, paysan mal dégrossi qui devient immensément puissant et riche).

Mais « Le Guépard » n’est pas seulement politique ou social. Il y aussi une love story qui occupe une grande part du film. Celle entre Tancrède (Delon a-t-il été plus beau, mieux mis en valeur que dans ce film ?) et Angelica, la fille du maire parvenu. Angelica, c’est Claudia Cardinale (elle a déjà tourné avec lui sous la direction de Visconti dans « Rocco et ses frères »). Son apparition (au bout de pile une heure de film, Visconti sait nous faire attendre) fait partie de ces visions qui se doivent de provoquer d’étranges sensations chez tout mâle normalement constitué (même si avec cinq ans de plus et quelques kilos en moins elle sera encore plus belle dans « Il était une fois dans l’Ouest »). Va donc se mettre en place une parade amoureuse au détriment de l’ancienne promise, l’effacée Concetta, une des filles de Salina (un personnage effacé, proche de celui qu’interprétait Olivia de Havilland dans, comme par hasard, « Autant en emporte le vent »).

Cardinale & Lancaster

Comme déjà dit quelque part plus haut, il y a beaucoup du Guépard chez Visconti. Il est descendant d’une illustrissime famille noble, très riche de naissance, et très respecté. C’est lui, l’aristo qui a placé le premier le cinéma italien sur la carte du monde avec « Ossessione » (« Les amants diaboliques » en français), relecture noire et fauchée de « Le facteur sonne toujours deux fois », inventant de toutes pièces dans une Italie qui commençait à être malmenée militairement (le film est sorti en 1942) un genre de cinéma fait avec des bouts de ficelle qu’on appellera le néo-réalisme. C’est Visconti qui a ouvert la porte dans laquelle allaient s’engouffrer Rossellini et De Sica. Le temps et la reconnaissance aidant, même si Visconti n’est pas un stakhanoviste des tournages (moins de quinze films en plus de trente ans), c’est lui qui le premier, inconsciemment sûrement, jettera les bases d’un cinéma européen, allant chercher capitaux et acteurs hors de l’Italie. A ce propos, il faut voir un Delon humble (pas fréquent tant le type a le melon) en 2003 ne pas tarir d’éloges sur celui qui a le plus contribué à en faire une star …

« Le Guépard » aurait dû avoir une suite. C’était pas difficile à envisager, parce qu’elle existait dans le livre de Lampedusa, la dernière partie du bouquin étant située trente ans après ce qui nous est montré dans le film. Visconti, quoique très handicapé (des AVC à répétition l’avaient condamné au fauteuil roulant) était partant, Burt Lancaster (même le Prince Salina était mort dans la suite du bouquin) aussi, et Delon aussi. C’est Claudia Cardinale qui en refusant le scénario a entrainé l’abandon du projet …

De l’avis de tous les intervenants, Visconti était extrêmement exigeant avec son casting, mais aussi toute son équipe. Le tournage de la scène dite du bal (en fait une réception avec un bal) a duré un mois, toujours de nuit, et en lumière naturelle, au grand dam des producteurs qui se faisaient livrer tous les deux-trois jours des semi-remorques plein de chandelles pour éclairer un espace immense …

La bande-son et notamment le thème principal, sont de Nino Rota. Même si c’est considéré comme un des soundtracks légendaires du cinéma, c’est assez surchargé et pas à mon sens ce que Nino Rota a fait de mieux …

Voilà, si vous avez trois heures six minutes de disponibles, vous savez ce qu’il vous reste à faire : revoir « Le Guépard ». Parce que venez pas me dire que vous l’avez jamais vu …