JOHNNY CASH - AT FOLSOM PRISON (1968)

Folsom Prison Blues ...
Il était l’un des protagonistes du Million Dollar Quartet, session plus ou moins avinée et inconsistante des stars de l’écurie Sun fin 1956. Autrement dit, Johnny Cash était quelqu’un qui « comptait ». D’ailleurs quand le label de Sam Phillips deviendra trop « petit » pour lui, il signera chez Columbia, Rolls Royce des majors du disque à la fin des 50’s.
La multinationale gérera tant bien que mal la décadence humaine (picole et remontants divers) et artistique de Cash, dinosaure d’un autre temps à même pas trente ans. Cash finit par symboliser le redneck, beauf lourdingue et réac, enquillant les disques de country pur jus pour fans only (et de country et de lui). Mais Johnny Cash est plus complexe que l’image qu’il donne (et que tout le monde entretient, tant que ça fait vendre du vinyle). Réac, oui, mais un avec un gros fonds de rédemption et d’humanisme (qui sera mis en valeur des décennies plus tard, mais c’est une autre histoire). Ainsi, une de ses tocades, c’est d’aller chanter dans les prisons où il prétend avoir séjourné (ce qui semble pure invention). Régulièrement, depuis la fin des années cinquante, il y donne des concerts.
Johnny Cash & June Carter arrivent à Folsom
Il envisage un concert début 68 dans la prison californienne de Folsom. Sentant une occasion de le remettre sur le devant de la scène, la Columbia décide d’enregistrer la performance (deux concerts, un le matin, l’autre l’après-midi) pour en sortir un disque live et dépêche son producteur number one Bob Johnston. Trois jours avant, Cash, sa June de femme, sa belle-famille et son band (parmi lequel figure Carl Perkins, oui, celui de « Blue Suede shoes », alcoolique au dernier degré qui a bousillé sa propre carrière) commencent à répéter les deux sets. Ils seront quasi identiques, le disque proviendra presque exclusivement de celui du matin, bien meilleur. Ils recevront même une visite d’encouragement du Gouverneur de Californie, un certain Ronald Reagan.
Quelques opening acts pour commencer (dont Carl Perkins pour une paire de titres), et l’Homme en Noir entre en scène sur un lapidaire « Hello, I’m Johnny Cash ». On sent dans la voix une certaine crispation, le public est nombreux (plusieurs centaines de détenus au vu des photos de la réédition Cd de 1999), Cash sait que les magnétos tournent et qu’il joue gros. « Folsom Prison blues » pour commencer, son vieux hit de 1955. Avec son fameux vers « I shot a man in Reno, just to watch him die ». Brouhaha de satisfaction dans la salle. En fait, certaines sources proches du dossier comme on dit, affirment que le « public » a en grande partie été rajouté au mixage, les prisonniers entourés par une troupe fournie de gardiens ayant été « invités » à se montrer calmes. Très vite, Cash enchaîne par la courte ballade country (« Busted »), avant la superbe rengaine crépusculaire « Dark as the dungeon ». Signe de la tension qui règne, il se mélange les pinceaux dans les paroles. Les quatre premiers morceaux sont enchaînés sans un mot, avant que Cash se mette à (un peu) parler entre les titres. Pourtant c’est pas un timide, faut être assez couillu pour commencer par « Folsom … » et balancer assez vite un « Cocaine blues », country très rock salué par des grognements de joie des taulards. « Orange blossom special », une sorte de « Johnny Be Good » du country, que Cash a reprise sur un de ses disques à succès précédents, n’est pas l’interprétation du siècle de ce standard, et met fin à la première partie électrique du show.
Le Johhny Cash Band à Folsom
Dès lors, Cash va faire face seul avec sa voix de baryton et sa guitare sèche au public pour une poignée de titres acoustiques, dont surnage la belle ballade « Send a picture of Mother ». Retour du band et présentation de June Carter, qui duote avec son mari sur le standard « Jackson ». L’occasion de se rendre compte que la June, souvent citée mais peu écoutée est une de la « vieille école » country. Voix puissante quasi hurlée, issue d’une époque où dans le pays des rednecks, fallait se faire remarquer au chant, et encore plus quand on était une femme. On est assez loin de la voix de cristal d’Emmylou Harris, si vous voyez ce que je veux dire …
« Give my love to Rose » est pour moi la plus belle de cet album, la ballade définitive pour chialer dans sa bière. Mine de rien, on approche de l’heure allouée à Cash. Qui n’oublie pas de mettre en avant des titres évoquant le milieu carcéral (« I got stripes », ou la jolie country song nostalgique des temps de liberté quand on est au trou « Green green grass of home »).
Johnny Cash & Glen Sherley
Il vaut mieux zapper la longue et quelconque « The legend of John Henry’s hammer » (d’ailleurs elle figurait pas sur le 33T original, comme quoi ils étaient pas sourds à l’époque), avant d’arriver à l’apothéose finale. Qui s’appelle « Greystone Chapel » et présente la particularité d’avoir été écrite par un détenu, Glen Sherley, que Cash présente et à qui il va serrer la main. Pas par démagogie (ou pas seulement), ce titre est superbe. Fin du morceau, et fin du concert sur un court instrumental à toute blinde du groupe, avec un Cash qui sort sous évidemment les vivats.
Comme escompté, ce live va relancer sa carrière et donnera lieu à une « suite » l’année suivante à San Quentin, qui elle sera plus axée « Greatest hits live ». Bon, sinon, il faut en penser quoi de ce « At Folsom Prison » ? Pierre angulaire, Alpha et Oméga pour certains Cash addicts. Ouais, même si perso la courte période Sun ou certains disques crépusculaires avec Rick Rubin me semblent supérieurs, les live carcéraux sont un des sommets du bonhomme. Exercice courant aux States pendant des décennies où les chanteurs « populaires » allaient se produire chez les taulards. Les longues notes du livret de Cash lui-même montrent que même avec les « précautions d’usage » de ce genre de prose formatée, l’Homme en Noir était très sensible à ces moments. Qu’il trouvait là matière à cultiver son image de dur, de bad boy, de tough guy, mais aussi à apporter un peu de bonheur de joie, de bonheur et de divertissement à des types pas forcément gâtés par la vie.
Deux choses à noter.
Dans le livret, quelques phrases enthousiastes de Steve Earle, qui n’est pas vraiment connu pour tourner autour du pot quand il a quelque chose à dire. Earle, qui fut un temps avec tout ce que cela signifie aux States membre du Parti Communiste, ne tarit pas d’éloges et sur ce disque et sur son auteur.

Un détail assez troublant tout de même. Dans les nombreuses photos du livret immortalisant l’événement, très peu de Blacks. Pourtant, autant à l’époque que maintenant, ils se retrouvaient au gnouf pour un oui ou un non. Les responsables de l’administration pénitentiaire devaient choisir le public. Même en taule, valait mieux être Blanc…


Du même sur ce blog : 

STANLEY KUBRICK - SPARTACUS (1960)

Rome, sweet Rome ...
«  Spartacus » fut à son époque un des films les plus coûteux jamais mis en chantier (entre 10 et 13 millions de dollars, les sources diffèrent). Un film a priori très tendance, dans la lignée des « Ben Hur », «  Les Dix commandements », à savoir le péplum à grand spectacle, au budget colossal, et à la multitude de stars au générique. Le succès sera – évidemment est-on tenté de dire – au rendez-vous, tous les ingrédients sont là.
Sauf que « Spartacus » est un grand film raté. Pour plein de raisons, que l’on n’a connues pour la plupart que plus tard.
La première vague de jérémiades insatisfaites survint dès les premières projections. « Spartacus » se voulait un péplum historique, sauf que le scénario prenait quelques libertés avec l’Histoire, se permettant même de mettre en scène des personnages n’ayant apparemment jamais existés. Au premier titre desquels figure Varinia, l’esclave-compagne de Spartacus. Lequel lui a bien existé, un des chefs d’une révolte d’esclaves qui a même menacé un temps le tout puissant Empire romain.
Kubrick sur le tournage
Spartacus est à l’écran interprété par Kirk Douglas. Normal, serait-on tenté de dire, c’est lui qui a le rôle principal parce que c’est lui qui produit (avec le soutien du bout de carnet de chèques d’Universal) le film. Et quand on met autant de pépettes sur la table, on trouve pas grand monde pour vous contredire. « Spartacus » est adapté d’un roman de Howard Fast. Auquel Universal a confié le scénario. Problème, écrivain et scénariste peuvent être deux métiers différents et Fast n’arrive pas à adapter son bouquin. Douglas fait alors appel à un des plus grands scénaristes américains, Dalton Trumbo. Une grande gueule qui l’a trop ouverte sur des sujets avec lesquels on ne plaisantait pas au pays de l’Oncle Sam en ces temps-là. Trumbo est blacklisté par le maccarthysme et devra donc utiliser un pseudo (Sam Jackson). Dès le début du tournage, Trumbo émet des réserves. Douglas lui fait comprendre qu’il a été payé pour son boulot, qu’il est terminé, et qu’il n’a plus rien à dire. Pourtant il en aura des choses à dire, Trumbo. Dans les bonus du Dvd, on y reviendra. Mais surtout lorsqu’il visionne la mouture prétendue définitive du film lors d’une avant-première. Il se fend d’une « notule » de 1500 ( ! ) pages critiquant à peu près tout ce qui est visible et audible à l’écran. Des règlements de compte personnels mais aussi quelques remarques pertinentes qui feront tourner un an après le clap de fin quelques scènes supplémentaires.
Derrière la caméra, Universal a mis un de ses réalisateurs stars, Anthony Mann. Qui en plus de s’occuper des images, a envie de retoucher le scénario. Douglas le vire. Ne resteront de Mann que les vingt premières minutes, tournées en Lybie. Kirk Douglas qui veut tout gérer remplace Mann par le jeune Stanley Kubrick, avec qui il a tourné « Les Sentiers de la Gloire ». On est avec « Spartacus » assez loin de la Kubrick touch telle qu’on l’a connue par la suite. Ayant à gérer une pression énorme (le pognon, la tension permanente sur le plateau), Kubrick signe une réalisation « classique », s’offrant juste deux-trois plans sublimes et une paire de scènes grandioses, dont notamment celle de la bataille finale aux portes de Rome. Même ses velléités « sanglantes » lors de cette bataille ont été remisées au panier, sur une trentaine de plans « gore » proposés, seuls quelques-uns seront retenus. Ce qui n’empêchera pas « Spartacus » de passer pour un film très violent à sa sortie. On est quand même assez loin de « Orange mécanique ».
Gavin, Olivier, Ustinov, Douglas, Simmons, Curtis
Douglas s’est enquillé deux problèmes avec le scénariste et le réalisateur initiaux. Il ne va pas s’arrêter en si bon chemin, réussissant à réunir un casting de stars (certes) totalement abracadabrantesque, composé d’Anglais et d’Américains qui se détestent au plus haut point. Laurence Olivier et Charles Laughton, ennemis au Sénat romain dans le scénario, ne peuvent pas se blairer et ne s’adressent pas la parole en dehors des prises. Peter Ustinov décide (avec l’accord de Douglas), de réécrire toutes les scènes où il intervient. Comme il en a plus avec Laughton qu’avec Olivier, il deviendra pote de l’un et ennemi de l’autre. Ce qui ne l’empêchera pas d’avoir l’Oscar du meilleur second rôle, parmi les quatre (seulement serait-on tenté de dire, tant « Spartacus » se voulait aussi une machine à Oscars) qu’obtiendra le film. Ustinov donne à son personnage (Batiatus, acheteur d’esclaves et « dresseur » de gladiateurs) et aux scènes dans lesquelles il intervient une touche humoristique, allégeant quelque peu ce qui aurait pu devenir un pensum filmé. Trumbo évidemment déteste ces retouches scénaristiques.
« Spartacus », c’est peut-être son plus gros défaut, est un film totalement déséquilibré. La partie la plus fouillée, la plus intéressante, ne concerne pas la révolte des esclaves, mais la gestion de cette situation par les politiques romains du Sénat, et notamment l’affrontement (historique) entre Crassus (Olivier) et Gracchus (Laughton). Le premier voulant une Rome forte et autoritaire, le second une République populaire. Les deux bien évidemment corrompus à la gueule. Et entre eux, apparaît un second rôle, le jeune Jules César (John Gavin), qui trahira Gracchus pour s’allier à Crassus (légère uchronie, il y a selon les historiens, un décalage de 10-15 ans entre ces manœuvres sénatoriales et l’épopée de Spartacus). Olivier et Laughton sont deux grands acteurs, on le savait, mais leur inimitié les fait se surpasser. Et ce sont eux qui tirent le film vers le haut.
Laughton
Parce que du côté des esclaves révoltés, il n’y en a que pour Spartacus-Douglas. Et accessoirement pour l’idylle à l’eau de rose avec Varinia (l’assez transparente potiche Jean Simmons, par ailleurs nunuche totale, ce dont on se rend compte dans une courte interview des bonus). Douglas, quoi qu’il en pense (il est très satisfait de tout, lou ravi du village en somme), ne livre pas dans ce film la prestation de sa vie. Tant qu’il faut se battre en jupette, ça va (il n’est pas doublé, c’est lui qui assure ses propres cascades), mais le reste du temps, il est aussi expressif que Schwarzie dans la série des « Terminator », et de plus affublé d’une excroissance capillaire pré-Désireless du plus mauvais effet. Sa performance d’acteur n’est saluée par personne dans les copieux bonus (pourtant le genre d’exercice consensuel tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil), et fort logiquement décriée par Trumbo. Qui n’a pas tort, on ne fait pas ce qui avait les allures d’une vraie révolution en ayant l’impression de s’emmerder à chaque plan. Et le Trumbo, décidément très en verve, se lâche totalement dès lors qu’il s’agit d’évoquer Tony Curtis (esclave lettré, Giton un temps de Crassus, avant de s’évader et de rejoindre la bande à Spartacus). L’avis du scénariste est sans appel : « En tant qu’acteur, c’est un zéro, et il le restera toute sa vie, même s’il a de grands succès ». Fermez le ban.
On l’aura compris, pour moi, les bonus du Dvd sont meilleurs que le film lui-même. Un bon spectacle familial, avec des effets scénaristiques convenus et prévisibles. Rendons grâce à Kubrick d’avoir rendu ces plus de trois heures (ouais, quand même) supportables par quelques scènes grandioses (de grandes bagarres, de grands mouvements de foule, une grande bataille, …). Et encore, là aussi, Trumbo le torpille (en général, il le tient pour négligeable dans ce film), révélant que la mémorable bataille finale est calquée sur une, mise en scène plus de vingt ans auparavant par Eisenstein dans « Alexandre Nevski »).
La scène finale
Quelques anecdotes plus ou moins savoureuses pour finir. Laurence Olivier était incapable de jouer un personnage sans se modifier physiquement. Pour le rôle de Crassus, il porte un faux nez. Les scènes de foule et de bataille ont été tournées en Espagne. La raison : pas le coût de la main d’œuvre (y’avait le Mexique pas loin des studios Universal), mais parce que sous le régime de Franco, tout le monde savait marcher au pas (no comment), et surtout les militaires espagnols, réquisitionnés comme figurants (Kirk Douglas a posteriori, avoue quand même en avoir honte). Laurence Olivier (Sir Laurence Olivier pour être précis) a toujours pensé que Kubrick était un inculte, ce dont il n’a pas honte. Laughton a plusieurs fois menacé le producteur Douglas de tribunal, estimant que le rôle qu’on lui avait donné était trop secondaire pour son immense talent. Trumbo voulait Jeanne Moreau pour jouer Virania et Orson Welles pour l’émissaire des pirates, présent cinq minutes sur deux scènes. Une dernière pour la route : la mode au début des années 60 n’étant pas au pantacourt-tongs, tous les acteurs devaient passer avant d’enfiler leur jupette par la case maquillage pour pas avoir à l’écran des jambes couleur lavabo.

Conclusion lapidaire mais indiscutable : « Spartacus » ne vaut pas « Gladiator ».


Du même sur ce blog :

THE ROLLING STONES - LET IT BLEED (1969)

December's Children
5 Décembre 1969.
« Let It Bleed », la nouvelle livraison des Stones arrive en streaming sur Spotify et Deezer. Non, je déconne … Et c’est pas le moment, parce que l’on cause là d’un des disques essentiels et des Stones et du rock.
« Let it bleed » est d’une importance capitale. Il confirme que les Rolling Stones sont en passe de devenir le plus grand groupe, et peut-être aussi le meilleur d’un mouvement, d’une mode (pour les grincheux), né une quinzaine d’années plus tôt dans une cabane pompeusement appelée studio, propriété d’un certain Sam Phillips, à Memphis, Tennessee. La faute à leur talent, et au délabrement concomitant de la maison Beatles, empêtrée jusqu’à la gueule dans des histoires de business foireux, de nanas insupportables et d’egos démesurés …
Brian Jones & The Rolling Stones 1969
« Let it bleed » est le disque de tous les tournants. De la carrière des Stones d’abord. Qui confirment la nouvelle direction musicale entreprise avec « Beggars Banquet ». Finis les errements pop, psychédéliques, ou je ne sais quoi de mise quelques années plus tôt, retour aux fondamentaux. Ceux des premiers disques (du blues, du rhythm’n’blues, du rock’n’roll). En effectuant une spectaculaire marche arrière alors que tout le monde veut aller de l’avant, « progresser », les Stones, raides dans leurs boots, inventent le futur du rock et le leur par la même occasion. Un tournant aussi avec la disparition inexorable des radars de Brian Jones. C’était pas rien Brian Jones dans les Stones. Le fondateur, le chef d’orchestre, et le seul vrai bad boy du lot, malgré sa gueule d’ange. Las, ses abus de substances chimiques de synthèse vont lui exploser le cerveau. Il n’aura pas la « chance » d’une survie erratique à la Syd Barrett, puisque six mois après la sortie de « Let it bleed », on le retrouvera noyé dans sa piscine.
De toutes façons, « Let it bleed » (comme « Beggars … »), est un disque des Stones sans Brian Jones. Qui bénéficie juste de deux lignes de crédit misérables (des percussions sur « Midnight Rambler » et de l’autoharp sur « You got the silver »). Je sais pas s’ils se sont croisés en studio (Jones n’y allait pas souvent), mais son successeur après sa mort, Mick Taylor est aussi crédité sur deux titres (à la guitare sur « Live with me » et pour une fabuleuse partie de slide sur « Love in vain »). Non le chef de la maison, c’est Keith, et ses accords en open tuning. Mick Jagger se « contente » s’être le frontman et irradie tout le disque de ce qui sont pour moi ses meilleures performances vocales. C’est sur « Let it bleed » qu’il met au point définitivement sa façon de chanter, de s’approprier tous les titres. Depuis, dans le meilleur des cas, Jagger imite le chanteur de « Let it bleed ». On ne dit jamais rien concernant cette époque là de Watts et Wyman. On a tort, parce qu’on ne fait pas de grands disques de rock si on n’a pas une assise rythmique en béton armé. Ils ont et cette rigueur, et aussi une souplesse toute féline, animale. En plus de rocker, les Stones rollent …
« Let it bleed » laisse peu de place au mystère (à quoi pourrait bien ressembler le prochain Stones ?). D’entée, « Gimme shelter » reprend les choses là où « Sympathy for the Devil » les avait laissées, avec ses chœurs vaudou d’emblée. Ce titre est un des absolutely fabulous des Stones, que ne vient pas gâcher une performance vocale incandescente de la shouteuse Merry Clayton (à tel point que ce titre deviendra aussi emblématique de sa carrière à elle). Pour enfoncer le clou, direction le paléolithique supérieur (les années 30) pour une reprise d’une des masterpieces de Robert Johnson (Jagger et Richard se sont connus car l’un des deux se baladait avec un disque de Johnson et a été accosté par l’autre au tout début des sixties), « Love in vain ». Interprétation toute personnelle, loin mais fidèle dans l’esprit à l’original, avec au fond du mix la mandoline de Ry Cooder, qui bien que plus jeune, a été le professeur es-open tuning de Keith Richards.
Mick Taylor & The Rolling Stones 1969
De toute façon, la messe avait été dite quand à la ligne musicale choisie lorsqu’était sorti en single éclaireur de l’album « Honky tonk woman ». Pour ne pas se répéter (ou pour faire comme les Beatles ?), le single ne figure pas sur « Let it bleed », mais juste sa version plus « tranquille » et beaucoup plus countrysante, rebaptisée « Country honk ».
A partir de là, ça déroule. A des sommets stratosphériques, mais ça déroule. On passe en revue le catalogue de ce que pouvaient faire les Stones à l’époque. Bon, à l’exception notable du clap de fin, autre mega classique du groupe, « You can’t always … ». Titre unique dans la disco du groupe, longue pièce montée entamée gospel, crescendo rythmé par – excusez du peu – le London Bach Choir, avant un long mantra incantatoire qui n’est pas sans rappeler celui de « Sympathy … ». Une façon de boucler la boucle en apothéose. A noter que sur ce titre la batterie est assurée par le producteur Jimmy Miller. Le genre de type dont on cause peu. Pas un technicien, le type qui sait juste comment rendre sonore la déglingue du Rolling Stones Circus, un génie de l’approximation hautement contrôlée. Pas un hasard si après bientôt cinquante-cinq ans ( ! ) de carrière, les meilleurs disques des Stones toujours cités sont pour l’essentiel ceux qu’il a produits (de « Beggars … » à « Goat Head Soup »).
Il faut avouer qu’il faut être gonflé pour laisser passer les tocades de Keith qui pour la première fois veut chanter lead un titre (« You got the silver »). Si Keith est devenu le Maître du Riff, son filet de voix asthmatique (et plus ça va, moins ça va) à du mal à sublimer quelque titre que ce soit. Mais voilà, le titre est excellent, on oublie qu’il est saboté au chant. Hasard du tracklisting, le suivant, « Monkey man », le plus sauvage de la rondelle, voit Jagger se foutre les cordes vocales minables sur ce rhythm’n’blues toutes tripes en avant.
Faut rien oublier, rien laisser au second plan de ce disque majuscule. Et surtout pas « Midnight Rambler », boogie lancinant emblématique des Stones et un de leurs chevaux de bataille scénique, même si ce poème ( ? ) à Jack l’Eventreur ne sonnera jamais aussi bien que dans cette version studio. « Live with me », autre classic boogie stonien, fut choisi comme single. On fit même écouter à Phil Spector de passage à Londres les bandes du titre et on lui demanda son pronostic sur son potentiel commercial. « Top 5 U.S. » lâcha le fabriquant du Wall of Sound. C’est pile ce qui arriva.
« Let it bleed », le titre, a souvent été considéré comme le parent pauvre du 33T. Erreur. Il vaut bien mieux que les blagues salaces d’un Jagger le dédiant dans les tournées de la fin des 70’s à « toutes les filles qui portent un Tampax ». Ce capharnaüm sonore, le plus bordélique de la rondelle, contient en filigrane tout ce qu’on retrouvera amplifié dans « Sticky Fingers » et « Exile … ».
Stones live in Altamont

6 Décembre 1969.
Le jour d’après… Lester Gangbangs fête ses huit ans. Au même moment, les Stones, accusés (déjà !) de tourner aux States juste pour le fric, montent sur scène à Altamont, le festival gratuit qu’ils ont mis sur pied et en partie financé. Ambiance apocalyptique toute la journée, entretenue par des Hells Angels sous coke et amphétamines. La nuit tombée, les Stones clôturent le festival. Dans un bordel indescriptible (voir le film des frères Maysles), et pendant qu’ils jouent « Under my thumb », un spectateur Noir, Meredith Hunter, est poignardé à mort.

Avec vingt cinq jours d’avance sur le calendrier, la parution de « Let it bleed » et le festival d’Altamont vont marquer la fin des années 60.

Des mêmes sur ce blog :

SCOTT WALKER - SCOTT 4 (1969)

Walker on the wild side ?
Noel Scott Engel (puisque c’est son vrai nom), c’est un cas d’école dans le rock. L’archétype du bonhomme qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour saborder sa carrière. Et comme il était doué, il a réussi cet auto-sabotage méthodique.
Au début, dans les mid-sixties, il est un des trois Walker Brothers. Aucun des trois ne s’appelle Walker et bien entendu ils ne sont pas frères. Juste un groupe monté par le music-business américain en réponse à la British Invasion. Dans cette politique protectionniste et un brin nationaliste (on va pas se faire bouffer par les Anglais, on va pousser nos talents, leur faire vendre du disque), beaucoup d’appelés, peu d’élus. Les Walker Brothers seront parmi les rares à avoir des hits, et mieux, à vendre du disque en Angleterre. Mais ce genre d’icônes bubblegum ne dure qu’un temps, et de toute façon, à partir de 1967, les States allaient livrer au monde une multitude de groupes majeurs. Exit donc les faux frangins Walker. Scott Walker gardera son pseudo, et s’exilera en Angleterre.

Très vite, il sortira des disques solo (à succès), bêtement numérotés, mais très exigeants artistiquement, bien loin de ses premiers succès. Particularité des trois premiers (excellents, même si le « 3 » est en deçà des deux autres), ils comportent chacun plusieurs adaptations de titres de Jacques Brel. Ce qui confère à Scott Walker une aura toute particulière. Brel, les Anglais le connaissent pas ou s’en tapent, ce qui revient au même. Cet acharnement de Walker sur les titres du Belge le fera passer, en plus d’un exilé, pour un excentrique. Depuis, ses débuts en solo ont été cité par plein de gens assez disparates (de Radiohead à Pulp, en passant par Nick Cave et Alex Tuner, liste non exhaustive). Mais surtout, en cette fin des années 60, Walker a comme fan un jeune mod (David Jones, qui prendra bientôt le pseudo de David Bowie) bien déterminé à se faire un nom dans le rock, qui ira jusqu’à reprendre lorsqu’il aura atteint la gloire des titres de Brel et imitera Walker dans sa façon de chanter dans les graves.
Problème, Walker n’en a rien à foutre de ses fans et cette mini-reconnaissance l’agace. Il ne veut pas du succès, juste n’en faire qu’à sa tête. « Scott 4 » va rompre avec les trois précédents et entrouvrir la porte d’une des carrières et des musiques les plus étranges qui soient.
Dans « Scott 4 » plus de reprises de Brel. Les dix titres sont signés Scott Engel. Par contre, tant sur le livret du Cd que dans les recoins du Net, rien sur les types qui jouent avec lui. Et pourtant, même si « Scott 4 » est un disque sobre, limite austère, il n’est pas minimaliste. Derrière le chanteur, il y a souvent une formation rock classique, à laquelle se rajoutent pianos, section de cuivres, de cordes, … qui font passer l’aspect « rock » au second plan. S’il faut à tout prix situer Walker par rapport à ses contemporains, je dirais qu’il est quelque part du côté de Nick Drake et de Tim Buckley, tant musicalement (ce sens des mélodies, des arrangements « compliqués ») qu’intellectuellement (rien à foutre du succès). D’ailleurs, on se retrouvait dans la pochette intérieure avec la photo et une citation prise de tête de Camus sur l’Art. Pas vraiment destiné à l’amateur de Canned Heat, d’entrée …

Et le premier titre a de quoi faire détaler le rocker de base. « The seventh seal » qu’il s’appelle. Ben oui, comme le film de Bergmann dont il est inspiré. Ouais, Bergmann, « Le septième sceau », Max von Sydow qui joue aux échecs avec la Mort, ça devait laisser perplexe les fans de Creedence à l’époque. D’ailleurs, c’est plus un poème mis en musique qu’une chanson, et ce qu’on remarque d’entrée, c’est cette trompette qui mène la danse (macabre). A priori repoussant mais très beau titre. De la musique intello ? Non, même pas, tout semble couler de source sur ce disque, tout semble évident. Il y a un gros boulot d’écriture et de production, rien de grinçant pour l’oreille, au contraire (et c’est à peu prés la dernière fois chez Scott Walker, la suite de sa carrière sera pour le moins déstabilisante et hermétique).
Autre titre qui a beaucoup fait jaser, « The old man’s back again (dedicated to the neo-stalinist regime) », inspiré par les chars russes matant le Printemps de Prague (le old man, c’est à peu près évident qu’il s’agit de Staline). Chanson « lyrique » (comme beaucoup dans ce disque), et pas la meilleure idée pour se faire des amis communistes. De toute façon, cocos ou pas, il s’en fera pas trop d’amis, Scott Walker avec cette rondelle. Dommage, avec une voix pareille (« Angels of ashes »), des arrangements de violons (« On your own again ») ou de cordes (« Hero of the war »), des ballades pour chialer dans sa bière (« Duchess »), Walker livre un disque majuscule, hors des sentiers battus et rebattus du rock « traditionnel ». C’est finalement et logiquement le titre où la guitare électrique est mise en avant (« Get behind me », soul limite pompière) qui fait hors sujet.

Scott Walker avait tout lieu d’être satisfait de ce « Scott 4 ». Il venait de ruiner sa carrière commerciale. C’est exactement ce qu’il voulait. Mais quel beau sabordage …