ABEL GANCE - NAPOLEON (1927)

Impérial ...
Le « Napoléon » d’Abel Gance, c’est un film comme on n’en fait plus depuis longtemps et comme on n’en fera plus jamais. Comparé à ce film, n’importe quel James Cameron fait figure de court métrage à petit budget. D’ailleurs, on peut raisonnablement se demander si « Napoléon » peut être qualifié de film. C’est une épopée en images, une œuvre et une fresque épiques qui dépassent largement le cadre du cinéma. Un projet un peu (beaucoup) fou inachevé…
Les spécialistes de cette œuvre gargantuesque (au nombre desquels Claude Lelouch et Francis Ford Coppola) dénombrent une vingtaine de versions, d’une durée variable, entre quasiment quatre heures et plus de neuf heures. La plupart des versions ayant été pendant plus de quarante ans supervisées ou effectuées par Gance lui-même, qui poursuivait là l’œuvre de sa vie. Perso j’en ai vu une, diffusée en deux fois à pas d’heure sur Arte, celle de 1971 produite par Lelouch avec des bouts de versions différentes de plusieurs époques et dialogues reconstitués en post synchro (la version originale du film dont le tournage a eu lieu en 1925-26 est bien évidemment muette). Une des versions les plus critiquées, équivalente d’un remix pour la musique, avec des acteurs parfois différents qui jouent le même personnage.
Dieudonné / Napoléon
La version que j’ai en Dvd et dont je vais causer est celle dite de Coppola (en fait des studios Zeotrope dont il est propriétaire) sortie dans de très rares salles en 1981. Au crédit, une image restaurée et pour un film de ces âges reculés, c’est appréciable. Au débit … plein de choses. Des images colorisées grâce à des filtres de couleur selon un code ( ? ) totalement incompréhensible, une musique gavante de Carmine Coppola (le frangin « musicien » de Francis Ford) à base d’ininterrompues variations de « La Marseillaise ». Et puis, et surtout, bicorne sur la perruque poudrée, cette version n’existe pas en français, on n’a le choix pour l’affichage des intertitres et des dialogues qu’à la traduction … en anglais ou en allemand. Quand on connaît l’histoire de l’époque et quelles furent les nations les plus acharnées à l’échec de la Révolution ou de l’Empire en France, ce symbolisme linguistique est soit une provoc, soit de l’humour à un degré qui m’échappe. Le film retraçant la vie d’une des figures les plus célèbres de notre histoire n’est disponible que dans la langue de ses ennemis … il y en aurait des paragraphes à noircir sur la situation de notre patrimoine culturel …
A la base, le projet de Gance était un biopic depuis l’école militaire de Brienne jusqu’à l’exil et la mort à Sainte-Hélène. A une époque où l’on faisait du cinéma de façon empirique, intuitive, tout semblait possible à Gance. Deux ans de tournage, une perpétuelle recherche de financeurs qui faisaient à tour de rôle faillite face aux moyens pharaoniques engagés en technique et en figurants, et seulement un tiers des neuf parties prévues furent plus ou moins terminées. « Napoléon » s’arrête en 1796 alors que Bonaparte, nommé Général en chef de l’Armée d’Italie, entre avec ses troupes dans la péninsule pour la conquérir.
Abel Gance / Saint-Just
Pour moi, « Napoléon », c’est un des plus grands films jamais tournés. Pas à cause de son côté cocorico-cocardier quelquefois embarrassant, mais parce que c’est un film totalement fou, une œuvre de maniaque, de cinglé total qui a repoussé toutes les limites connues de l’art cinématographique naissant. Gance s’est inspiré de Griffith pour le côté fresque plus ou moins historique (« Naissance d’une Nation » et « Intolérance » notamment) pour se livrer à un panégyrique napoléonien. Il y a dans « Napoléon » une admiration évidente de Gance pour son personnage qui donne lieu à quelques scènes allégoriques qui tiennent beaucoup plus de la béatification que de la vérité historique (les quasi-miracles qui jalonnent ses aventures, les « signes du destin », l’aigle qui le survole dans les moments cruciaux et les instants où tout bascule en sa faveur …). Clairement pour Gance, Bonaparte est « L’Elu ». Tout son génie scénaristique est de ne pas tomber dans l’hagiographie, ou pire dans le révisionnisme. Les éléments historiques, qui constituent l’essentiel du film sont conformes à ce que nous en savons, et n’ont à ma connaissance pas fait l’objet de débats et de controverses majeures au sein de la communauté des rats de bibliothèque spécialistes de l’époque. En même temps que le destin hors du commun d’un homme, c’est aussi une page d’histoire que l’on feuillette, en compagnie de Danton, Robespierre, Marat, Saint-Just, ... Ce qui donne lieu à des scènes sidérantes, immersives, qu’elles aient lieu dans l’appartement de Robespierre ou dans les travées de l’Assemblée.
Antonin Artaud / Marat
Gance est un maniaque, qui ose, prend tous les risques. Des décennies avant la Louma, il suspend sa caméra à un câble et la fait se balancer au-dessus des personnages dans un effet de vague (pour montrer des débats forcément houleux à l’Assemblée), filme un nombre incalculable de fois des scènes de poursuite à cheval depuis une voiture (on voit les innombrables traces de roues dans la poussière), met en place des trucages certes naïfs aujourd’hui (la coque de noix de Bonaparte dans la tempête au large de la Corse) mais plutôt plus élaborés que ceux de ses contemporains, superpose des images différentes (jusqu’à une vingtaine, prétend-on, alors que passé trois ou quatre, les autres deviennent indiscernables à l’œil humain), se livre à du split-screen (neuf ( !! ) images juxtaposées)... Mais tout ça, c’est du bricolage, des choses plus ou moins vues ailleurs. Le grand projet de Gance, c’est des lustres avant le cinémascope, l’invention d’un procédé technique totalement délirant, la Polyvision. A savoir trois caméras qui filment la même scène depuis des endroits différents, les image qu’elles ont tourné étant ensuite projetées sur trois écrans côte à côte. On a un aperçu du résultat sur les dernières scènes du film, visuellement c’est totalement fou, mais ça doit filer un putain de mal de crâne si ça dure longtemps. Petit problème, auquel Gance, perdu dans son œuvre, n’avait pas songé : il faudrait construire de nouveaux cinémas pour projeter en polyvision, ceux en service ne pouvant accueillir une telle largeur d’écrans … Autant dire que financièrement l’aventure « Napoléon » a été un fiasco assez colossal …
La bataille de Toulon
« Napoléon » est également différent de la plupart des films de l’époque. Dans lesquels les acteurs, compte tenu du format muet, surjouaient toutes les scènes, exagérant mimiques, mouvements et attitudes (voir les chefs-d’œuvre allemands de l’époque dite expressionniste, c’est pas par hasard qu’on l’appelle comme ça …). Il y a certes dans la mise en scène un aspect théâtral épique (cependant d’après les écrits historiques et les textes et discours qui nous sont parvenus, cet aspect était réellement dans l’air du temps), mais les acteurs ne cabotinent pas, récitent leurs textes que personne n’entendra … Ils sont leur personnage. Difficile de ne pas être secoué par les apparitions glaçantes de Robespierre, par la dureté du regard de Napoléon (Dieudonné, non, rien à voir avec l’abruti à quenelle), par le charme maléfique de Saint-Just (joué par le stakhanoviste Gance lui-même), « l’Ange de la Terreur » comme l’Histoire le surnomma, le terrible tribun le plus acharné à faire couper des têtes lors de la Terreur, par l’étrange délabrement mental que l’on sent dans l’attitude de Marat (l’assez incroyable acteur Antonin Artaud), cet homme de lettres devenu théoricien de la Révolution dans sa version sanglante.
Et puis, malgré une distribution pléthorique de personnages de premier plan, Gance n’a pas lésiné sur les personnages secondaires et les figurants. Il y en a des centaines dans l’Assemblée pour plusieurs scènes, notamment celle, lyrique dans le bon sens du terme, où les délégués du peuple entonnent la Marseillaise que vient d’écrire et chanter devant eux Rouget de Lisle. Il y en a aussi des centaines lors des scènes de bataille (et pas des cascadeurs pro, il y eut de vrais morts et blessés sur le tournage, dans des conditions à faire passer – notamment la reconstitution de la bataille de Toulon sous un déluge ininterrompu – celles des plateaux de Kechiche pour un thé à Buckingham Palace), toutes les recréations des lieux, vêtements et accessoires sont minutieuses.
Napoléon face aux morts ...
Et puis, au milieu de cette mise en images maniaque de l’Histoire, il y a vers la fin une des scènes les plus extraordinaires de tout le cinéma, lorsque Napoléon sentant que son destin va s’accomplir avec la Campagne d’Italie, se rend seul avant de rejoindre ses troupes dans le Sud à l’Assemblée Nationale s’imprégner de l’esprit de la Révolution et de ses morts. Apparaissent alors en surimpression sur l’image toutes les victimes justes ou injustes, les Danton, Marat, Saint-Just, Robespierre, les célèbres et les anonymes. Une scène d’une force et d’une émotion inouïe. Et nul doute que Malraux, au moment d’écrire son « Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège … » devait avoir cette scène en tête, toute en tension héroïque …

« Napoléon », même en version colorisée, charcutée, même avec son affreuse bande-son, même sous-titré en anglais (putain, j’y reviens, faut pas déconner, en anglais !!…), c’est juste géant …

Une bande-annonce ... en anglais ...

10 commentaires:

  1. J'interromps ma lecture...

    Carmine Coppola, c'est le papa de Francis, pas le frère. (d'où les règlements de compte "au père" par cinéma interposé, jusqu'au très beau et récent TETRO)

    Je poursuis ma lecture...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les Coppola sont une grande famille, je les ai un peu mélangés, tu as raison ...

      Supprimer
  2. Alors, tu vas signer aux Editions Clémentine ? Ils vont te filer combien ? :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est quoi les éditions Clémentine ? Pas compris ...

      Supprimer
    2. Ben sous un de tes coms Amazon t'as un admirateur qui te fait une proposition...

      Supprimer
    3. ... ben zut, il vient de la supprimer (c'était sous "Pearl" de Joplin). Le gars va faire une encyclopédie sur le rock et étant fan de ton style il te proposait d'y participer. Mais il est déçu de ta non-réponse. Ça devient vraiment le désert de Gobi, Amazon... Y'a bien la confrérie des rockers (Shuffle, Darko...) qui essaie tant bien que mal de perpétuer "l'entre-soi si larvaire" (lol) mais sinon...

      Supprimer
    4. 'tain, les mecs qui ont fait l'Encyclopédie ils y ont passé des siècles et lui voulait une réponse immédiate ? je vais sur amazon une ou deux fois par semaine, c'est bien suffisant vu le calme plat ... pas eu le temps de lire ses messages ...

      Sans regret, une encyclopédie, les tâches démesurées, c'est pas trop mon truc ...
      Hi, hi, viens de voir les Editions Clémentine sur Google ... c'est des Corses (qui sont pressés ???) . Z'ont écrit que le chapitre sur I Muvrini de leur encyclopédie ... Y restait pas mal de boulot ...

      Supprimer
    5. Une proposition équivalente m'avait été faite il y a quelques années, par un fanzine édité en Suisse, qui faisait son recrutement sur Amazon ! En fait, les types repèrent les articles, te contactent, et demandent à les utiliser pour leur compte. J'avais accepté, mais en remaniant le texte selon les cas, ou en écrivant des originaux. J'ai du en envoyer cinq ou six, et ça s'est arrêté...

      On a le même principe sur le Déblocnot, la revue BCR nous a proposé d'écrire aussi pour eux. Ils nous envoient plein de disques, mais le deal c'est qu'on diffuse d'abord chez eux, et après chez nous. J'ai fait ça quelques fois, puis arrêté par manque de temps. Ecouter trois ou quatre disque en trois semaines, plus l'écriture, plus les chroniques habituelles, ça fait beaucoup.

      Et puis on doit attendre la parution papier de BCR avant de diffuser l'article chez nous. Ca me gêne. D’autant qu'on écrit la mention "précédemment publié dans la revue BCR" alors que ça devrait être chez eux qu'il y ait mentionné "précédemment écrit pour le déblocnot"...

      Supprimer
  3. François, rassures-toi, sur Amazon il y a toujours la petite confrérie des "manif pour tous" est leur prêche militaro-catho-droitier nauséabonds... Pour ça, ça ne change pas ! Dès que tu prononces le nom de Clemenceau, Maurras, ou je ne sais quel général de l'armée, tu peux être sûr que la cavalerie débarque !!

    Bon... Napo. Ben je ne l'ai jamais vu. Et je le regrette. Qu'attend TF1 pour le passer ? Ce que tu racontes est passionnant, ça ne m'étonne qu'à moité que ce mégalo de Coppola fasse une fixette sur ce film ! Son grand fantasme j'imagine. Est-ce que tu as des échos sur la version de Kubrick, y z'en parlent dans tes bonus ? Après "2001" SK avait commencé à bosser sur un projet, mais la MGM n'était pas très chaude...

    Ce qui est terrible avec Abel Gance, c'est que son nom est célèbre, un nom qui résonne, Gance = cinéma. Et pourtant, à part ce Napoléon, qu'est ce qu'il reste à la postérité ? Pas grand chose. Il a beaucoup tourné, mais a dû vite revoir ses prétentions à la baisse... Sa Polyvision, c'est géant ! Les américains avaient essayé dans les années 60, le Cinérama, même idée, trois caméra, trois écrans. mais une seule et même image à la fin, plus allongée. Le résultat est raté (à mon sens) car les plans sont fixes, figés, de peur de voir le "truc" ! Difficile de faire bouger trois caméras exactement pareil. Et à l'image, on voit la séparation des trois format (généralement calée sur une ligne verticale, un arbre, l'angle d'une maison, un poteau...). "La conquête de l'ouest", avait été filmée ainsi. "2001" aussi... mais finalement tiré sur 35mm classique, car comme pour Gance, les salles n'étaient pas équipées !

    Mais pouvoir jouer sur une, deux, voire trois images distinctes, ça c'est nouveau. Gance, c'est comme HG Clouzot. Des fous, des furieux, des mecs qui voulaient vraiment faire bouger le cinéma, créer des techniques nouvelles.



    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les bonus de ce Dvd (en fait 2 Dvd) ? Nein, kein bonus, y'a que le choix entre anglais et allemand et le chapitrage ... ah si, y'a un texte de Coppola à l'intérieur, et un livret d'une vingtaine de pages, le tout bien sûr en prussien, et comme j'y comprends que pouic à la langue de Bismarck ... Je crois bien que c'est la seule édition Dvd actuellement disponible ...

      Gance, il a passé quasiment toute sa vie à retourner des scènes et à remonter son film, il a pas vraiment eu le temps de faire autre chose. Je connais pas les éléments de sa biographie, mais ça m'a tout l'air d'être un maniaque un peu cinglé ... et donc quelque part un peu génial aussi. ce type avec les idées qu'il avait, il aurait été sous contrat avec des studios américains, avec du monde autour pour le "cadrer", il serait certainement considéré comme un des plus grands cinéastes du siècle ...

      Supprimer